M. Cariou
Directeur du
D.E.S.S. de
Psychologie Gérontologique de l'Université de
Nice-Sophia
Antipolis
Pôle Universitaire de Saint Jean d'Angely, Av. des
Diables Bleus, 06300 Nice.
Article paru
dans La Revue
Française de Psychiatrie et de Psychologie
Médicale n° 20 - Septembre 1998
« .../...
Résumé :
Définir l'Humanité
à partir de
ses fonctions cognitives est réducteur et amène
à
concevoir la démence comme la perte du statut d'humain, Le
processus démentiel est en fait à comprendre
comme
l'expression d'une désintégration progressive
mais
globale de la structure psychique. sous l'effet d'une perte de la
position de vie du sujet. La personne devient incapable de maintenir
son unité identitaire. de se positionner dans l'ordre de la
temporalité, de mobiliser son énergie de
manière
adaptée dans des objectifs socialisés. ce qui
explique la
symptomatologie démentielle.
Mots clés :
démence, désintégration globale,
identité, position de vie.
En 1980, M. Philibert publiait trois
articles intitulés :
Fondation
de la gérontologie.
Ce titre pouvait paraître ambitieux car le concept de
gérontologie était déjà
créé
depuis longtemps. Cependant, la démarche de Philibert
était légitime car à
l’inverse de ce qu'il
constatait dans les pratiques et les discours sur le vieillissement, il
estimait que la gérontologie devait être la
science du
vieillissement humain et non celle du vieillissement tout court.
Cette différence de formulation a, en effet, pour corollaire
d'étudier le vieillissement de l'homme dans sa
spécificité ou, au contraire, mettant l'accent
sur la
détérioration organique, d'étudier le
vieillissement d'un animal qui serait intelligent et que l'on
appellerait "homme.
Philibert a-t-il été entendu ?
Le danger
des réductionnismes
L'homme a spontanément une
vue
réductrice de ce qui fait son humanité, sa
singularité dans le règne animal. Se laissant
prendre au
piège des apparences, de ce qui est le plus visible, il a
tendance à considérer que son
caractère
spécifiquement humain réside dans
l'accès au
langage, à la pensée, c'est à dire
plus
généralement à la puissance de ses
fonctions
cognitives.
«
L’être humain se
définit lui-même comme un mortel et, en se
décrétant en plus homo sapiens, il fait de la
raison son
attribut caractéristique. (...] Dès lors,
lorsqu'en
vieillissant certains d'entre eux se sentent condamnés, non
seulement ils perdent la tête, mais, en plus, ils perdent
leur
identité d'humains puisqu'ils n'ont plus l'air raisonnable
qui
sied à un homme »
(Maisondieu 1997).
Le diagnostic d'entrée dans
la démence
étant posé principalement à partir du
constat
d'une altération de ces fonctions (troubles de la
mémoire, désorientation temporo-spatiale), cette
pathologie pose immédiatement la question de la perte du
statut
d'humain concomitante de la perte des compétences cognitives
propres à l'homme.
Classiquement, la démence est
considérée comme une
pathologie dont l'étiologie organique se traduirait par une
altération, puis une perte des fonctions
supérieures de
l'esprit, faisant chuter l'individu du champ de l'humain dans celui du
végétatif et se terminant
inéluctablement par la
mort. Aussi, pour retrouver l'Homme derrière le tableau
démentiel, devons-nous porter un autre regard sur cette
maladie
ainsi que sur l'être humain dans sa manière
singulière d'organiser et de gérer son
unité
psychologique et somatique.
(Il est cependant à
noter que
le D.S.M. IV ne fait pas de l'évolution vers la mort un
critère diagnostique de la démence.)
Notre
positionnement théorique
Pour cela. comme nous l'avons
défendu lors de
précédents colloques, il convient d'admettre
qu'il puisse
exister de vraies démences d'étiologie purement
psychologique
(Cariou, 1995).
C'est-à-dire qu'il convient de distinguer le tableau
clinique de la démence de ses étiologies
possibles.
Le processus démentiel peut alors être compris
comme
l'expression d'une désintégration progressive des
structures psychiques assurant l'unité identitaire, sous
l'effet
d'une perte (ou même d'un renversement) de la position de vie
du
sujet.
Selon Henri Wallon et la
"théorie du détour"
(Cariou, 1995),
cette unité de la personne globale se construit à
travers
l'évolution du couple du Moi et de l'Autre (qui
apparaît
vers trois ans), puis en terme d'élaboration du couple
Identité/Altérité à
l'adolescence.
«
Ce couple
à
l'état pur a comme la valeur d'une catégorie dont
les
contenus successifs répondent à la croissance et
à
l'histoire de la personne »
(Wallon 1976).
C'est cette élaboration qui, parce qu'elle permet de
symboliser
les différentes facettes et les différents
moments de la
personne dans une même Identité, rend possible
à
l'adulte l'intégration de la temporalité dans son
activité adaptative (élaboration du projet) et la
liaison
de l'énergie vitale sous des formes socialisées
et non
simplement primitives (émotions). La démence
apparaît alors comme un processus amenant la personne
à
l'incapacité de symboliser ses différentes
facettes ou
moments dans une unité, de se positionner dans l'ordre de la
temporalité et de mobiliser l'énergie vitale de
façon structurée.
C'est ce qu'exprime M. Grosclaude en
termes psychanalytiques quand elle écrit: «
Parce
que la démence est traversée par une
problématique
d'Existence, de menace de perte d'Être (et non d'Avoir comme
dans
la névrose) dont le processus réalise la
déliaison
(en particulier de l'affect avec ce à quoi il a
été lié:
représentation/mot/image) »
(Grosclaude 1997).
La cause visible tient à
l'incapacité
où se trouve le sujet de maintenir la position de vie qui
était jusqu'à présent la sienne et,
conjointement,
dans son impuissance à faire évoluer le
fonctionnement du
couple identité/altérité qu'il avait
élaboré avec la crise d’adolescence.
« La
parole qui est au centre du fondement de l'identité
à
travers le Je et le Tu. deviens inopérante du fait de la
perte
des repères identitaires » (Safouane,
Pellerin 1997).
La cause plus profonde tient au fait que
la
différenciation
identité/Altérité
s’étant mal réalisée, la
personne n'a pu
intérioriser dans ses propres structures les
référents différenciateurs fondant la
légitimité de son Identité. Pour
assurer sa
cohérence interne le sujet à du alors
l'étayer sur des supports présentant un
caractère
d'extériorité et/ou de contingence (corps,
position
sociale, rôle parental ou conjugal, etc.). Cela
entraîne
une rigidité et une fragilité de
l'intégration des
différentes facettes de la personne, peu propice
à une
évolution avec l'avance en âge
Conséquences
dans l'évolution identitaire de l'adulte à l'âgé
Le fonctionnement
intégré de l'adulte
se caractérise par l'organisation de l'activité
adaptative sous la forme du projet (structuré par la
temporalité), et la mobilisation de l'énergie
vitale sous
une forme socialisée (sensori-motrice, cognitive) visant,
à travers le projet, un objectif social ayant du sens pour
le
sujet et son milieu.
Cela nous renvoie alors à la manière dont ils
sont tous
deux symbolisés dans le couple
Identité/Altérité.
La difficulté à
faire évoluer ce couple a donc pour conséquence :
- 1 - une
désintrication de la temporalité et de
l'activité
qui génère la désorientation
temporelle et donc la
perte de la capacité à élaborer le
projet,
c'est-à-dire de l'organisateur de l'activité
mentale
quotidienne.
- 2 - l'impossibilité
de définir des objectifs ayant suffisamment de sens pour
pouvoir
mobiliser l'énergie vitale sous des formes
socialisées.
Ceci a alors pour
corollaire d'une
part. la perturbation anarchique des fonctions cognitives
(mémoire. intelligence, etc.) par lesquelles s'effectue
cette
mise en forme et. d'autre part, l'alternance régressive
entre
des périodes de repli et d'émergences
émotionnelles mal contrôlées. Celles-ci
s'expriment
souvent sous la forme d'actes désocialisés ou
agressifs,
d'angoisse (Ballard, Boyle, 1996),
d'épisodes délirants ou de verbalisations plus ou
moins grossières (sexuelles, scatologiques par exemple).
« L'affect
est tantôt absent là où on l'attendrait
[...],
présent où il n'a pas sa place [...],
détaché ou ailleurs, dans la discordance [...],
tantôt inadapté, trop, trop peu,
incontrôlé,
le plus souvent en inadéquation avec le statut social de
l'affect » (Grosclaude 1997).
Un
nouveau regard sur la démence
On peut donc penser que mettre l'accent
sur la
détérioration des fonctions cognitives dans la
démence est une erreur de perspective qui fait la part belle
à ce qui est le plus évident. C'est l'arbre qui
cache la
forêt, le symptôme qui occulte un trouble bien plus
complexe. Car si ces fonctions sont les premières
touchées, c'est simplement parce que la
désorganisation
globale de la personne à fait perdre à leur
activation
son sens adaptatif. Mais ce n'est que le début d'un
processus
global car, chez l'homme, presque tout le fonctionnement repose sur les
structures psychiques qu'il a construites dans l'interaction
signifiante avec son milieu humain depuis la naissance (même
le
contrôle sphinctérien est une acquisition
psychique de
l'enfant, qui s'effectue aux alentours de deux ans). Si celles-ci se
désintègrent, il ne dispose même pas
des instincts
vitaux de base dont sont dotés les animaux pour assurer leur
survie.
C'est la
causalité linéaire, et à sens unique,
qui est
faite entre la détérioration
cérébrale et
la démence qui amène à cette erreur de
perspective, malgré les travaux qui montrent une absence de
lien
automatique entre les deux (Evenhuis,1990).
On se situe
dans un clivage entre le somatique et le psychique, là
où
il faudrait développer une véritable
démarche
psychosomatique.
Tous les spécialistes savent
que
l'entrée dans la démence est souvent
consécutive
à un choc psychologique (perte du conjoint. du
métier
etc,) et cependant la plupart du temps on continue à faire
comme
si c'était la détérioration organique
qui
était nécessairement primaire. Il serait
peut-être
nécessaire de s'intéresser désormais
au
mécanisme de chronicisation du processus
démentiel et
à l'inscription somatique de la
désintégration des
superstructures intégratives de l'Identité.
En
conclusion on
se doit de constater que le souci de cheminer "de la démence
à l'humain" implique d'assumer toute la
complexité que
représente la réalité de l'Homme dans
son
fonctionnement psychologique et somatique. Comme Wallon, le
disait
en 1976 «
l'activité
nerveuse supérieure [...] n'est pas une activité
surajoutée ou supplémentaire. [mais] elle
répond
à l'union indispensable de l'organisme et du milieu ».
C'est en comprenant comment l'ensemble des structures psychiques
s'inscrivent dans une logique de l'adaptation de la personne globale
à son milieu, que l'on peut espérer aider
vraiment ceux
d'entre nous qui, perdant ce fil rouge, voient se
désintégrer leur humanité.
RÉFÉRENCES
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- Philibert M : "Fondation de. la gérontologie (3°
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- La Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie
Médicale. N °20 - Septembre 1998
.../... »
28 septembre 2008
Éditique : Dr Lucien Mias
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