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Analyse des rapports idéologiques et psychologiques  images/logoPdf8k.jpg4 pages
entre démence et humanité : conséquences
sur les modalités psychothérapeutiques

Article paru dans La Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale - N °20 - Septembre 1998, p 24-25

L. Chabrier
Psychologue gérontologue, D.E.S.S. de Psychologie Gérontologique,
Université de Nice-Sophia-Antipolis, Av. des Diables Bleus, 06300 NICE.


Résumé :
    Dans la perspective du rapport adaptatif de l'homme au milieu social, il apparaît que l'idéologie de la société occidentale vis-à-vis du vieillissement pousse le sujet vieillissant vers une perte de sa position de sujet.
    Cette déshumanisation idéologique atteint son paroxysme face au sujet dément. La démence étant ainsi considérée comme une pathologie de la relation, le travail de psychothérapie correspond à un cheminement "de la démence à l'humain", effectué auprès du patient et de son entourage, pour redonner au dément le statut de personne.

Mots clés : idéologie, vieillissement, démence, position de sujet, pathologie de la relation.

    Dans la lignée de l'École Française de Psychologie incarnée par Janet, Wallon, Malrieu, Zazzo et réactualisée par Cariou en 1995, nous positionnons notre réflexion sur le problème "de la démence à l'humain" dans les termes généraux du rapport adaptatif vital de l'homme au milieu social (Wallon 1976). Ce cadre théorique légitime l'hypothèse d'une étiologie psychologique de la démence (Cariou 1995), alors définie en terme de rupture adaptative et de perte de la position de sujet humain.
    Dans cette perspective, nous analysons d'abord les caractéristiques du discours idéologique actuel ("idéologique" au sens d'Erikson 1972) porté sur le vieillissement et la démence, pour envisager ses conséquences psychologiques sur le sujet vieillissant (Pollitt 1996). L'analyse de l'interaction entre la personne âgée et le milieu social permet ensuite de repositionner les bases de l'intervention psychothérapeutique.

Idéologie sociale et conséquences psychologiques pour l'âgé
    Dans la société occidentale moderne. société de compétitivité dominée par les valeurs de performance, rentabilité, productivité, etc., la norme est le sujet adulte au summum de ses performances, la jeunesse est idéalisée du fait des promesses qu'elle contient et donc le vieillissement est redouté et la vieillesse dévalorisée (Maisondieu, 1997). On se trouve face à un véritable problème de société, société que l'on pourrait qualifier de "narcissique" qui valorise l'extériorité, l'apparence (références contingentes et concrètes), au détriment de l'intériorité identitaire, de valeurs humaines abstraites et transgénérationnelles, c'est-à-dire qui favorise une logique de "l'avoir" plutôt que de ''l'être''.
La personne âgée se retrouve infériorisée par rapport à cette référence sociale idéale de l'être humain, par définition réductrice. On peut observer en institution ou dans le discours de l'homme de la rue. qu'elle est souvent avant tout considérée comme âgée. plutôt que considérée avant tout comme une personne. À moins qu'elle ne continue à fonctionner visiblement sur le mode adulte, donc à être identifiable comme telle, auquel cas elle suscite au contraire l'admiration (personne hyperacrive engagée dans des activités de loisirs très structurées. dans la vie associative ou le  bénévolat...).
    Bien que la recherche actuelle remette en cause ce point de vue. l'idéologie sociale majoritaire tend à associer vieillissement et démence, transformant abusivement ce qui est de l'ordre de la simple corrélation en une causalité.
C'est ce qu'illustrait cette citation extraite d'un Rapport de l’O.M.S. en 1981 :
« la maladie d'Alzheimer est si répandue chez l'homme que ses lésions histopathologiques sont habituellement considérées comme une conséquence inévitable du vieillissement ».
L'irréversibilité de la démence pour cause d'organicité était, et reste pour certains auteurs, mise au premier plan (Delieu, Keady 1996), et ce sont les conséquences idéologiques de cette conception qui amènent Maisondieu en 1997 à écrire : « dans nos pays, le spectre de la maladie d'Alzheimer hante l'esprit de bien des sénescents ».

    Cette déshumanisation de la personne âgée par le milieu social la pousse vers la perte de sa position de sujet humain, vers la démission dans la démence (bien que toutes n'y cèdent pas bien entendu). Rigaux analysant le travail de Ploton dit : « le changement doit aller vers une “réhumanisation” du dément, le système formé par son entourage (familial et sociétal) étant un système déshumanisant » (Rigaux 1995). Car le processus de déshumanisation atteint son paroxysme face au sujet dément, qui symbolise pour la majorité des gens la déchéance absolue de l'humanité (c'est-à-dire l'antithèse de la norme sociale), phénomène dont le terme de "détérioration" par exemple, rend bien compte. D'où les comportements disqualifiants par rapport au statut de personne (Maisondieu 1997), qui s'observent fréquemment de la part de l'entourage vis-à-vis du sujet dément : on lui parle souvent de manière infantilisante, considérant qu'il est "retombé en enfance" et oubliant qu'il était adulte bien avant nous, ou on le réifie en parlant de lui en sa présence comme s'il n'était pas là.
    La disqualification est en fait une façon de gérer l’angoisse générée par la confrontation avec la démence. Le dément fait peur parce qu'il perd l’intégrité de ses capacités d'autonomie, de lucidité, de jugement, de cohérence du discours, de relation à l'Autre, etc., qui font la spécificité de l'être humain. Le dément fait peur parce qu'il est différent et, qu'à la fois, tout adulte "normal" serait susceptible de le rejoindre un jour...
Car chez de nombreuses personnes considérées comme normales par la société, le rapport psychologique à la différence est en fait mal élaboré (problématique de la différenciation Moi/Autre). (Wallon 1976 - Cariou 1995). ainsi :
— l'existence d'une altérité est difficilement tolérable par le sujet car elle est ressentie comme une mise en cause de sa légitimité identitaire (quand la différenciation Moi/Autre est mal établie, l'altérité doit être subjectivement définie comme négative pour assurer la positivité du Moi).
— et, à la fois, l'identité du sujet (qui reste fragile et instable) est toujours en danger potentiel de se confondre avec une Altérité psychologiquement mal définie et, ce, quelle que soit la différence externe pourtant évidente existant par exemple entre un sujet âgé dément et un adulte fonctionnellement sain.

    Soignants. familles et personnes âgées tendent à adhérer aux discours et comportements sociaux négatifs véhiculés sur le vieillissement et les déments, ainsi qu'aux angoisses identitaires qu'ils tentent de neutraliser. C'est au niveau de cette relation pathogène personne âgée/milieu social que le psychologue a un rôle à jouer pour favoriser un cheminement "de la démence à l'humain".
    La démence telle que nous l'avons définie, étant une pathologie de la relation, l'intervention psychologique doit s'orienter à la fois vers l'individu et vers son milieu de participation.

Modalités et niveaux de l'intervention psychothérapeutique
    Auprès du sujet engagé dans un processus démentiel. l'intervention vise, autant que possible, à le replacer dans une position de personne globale et. au mieux, dans sa propre position de sujet. Il existe donc plusieurs niveaux psychothérapeutiques.
    La possibilité de mener une telle action dépend de la coopération de l'entourage (soignant, familial), puisque la pathologie s'installe ou se renforce dans l'interaction avec lui. « La maladie apparaît ici, non seulement comme intrapsychique mais aussi comme rapport familial et social. C'est sur ce rapport et ces deux pôles qu'il convient donc de travailler » (Rigaux 1995).             L'intervention du psychologue doit s'orienter vers le milieu de vie du patient. en luttant contre la disqualification, en apprivoisant la différence, en aidant l'entourage à lui redonner un statut de personne, à redonner à ses actes du sens, de l'individualité, de la légitimité, de la relation... « II s'agit fondamentalement de reconnaître une qualité d'interlocuteur au dément, ce qui implique de rechercher délibérément le sens de ce qu'il exprime (de manière verbale et analogique) » (Rigaux, 1995). Car il s'agit avant tout de retrouver l'humain derrière le dément. de repérer ce qui perdure de l'individualité que le sujet a construit tout au long de sa vie et d'aider l'entourage à reconnaître la personne (dans tous les sens du terme) à respecter et restaurer autant que possible sa position de vie.
    Enfin. le psychologue a également un rôle plus large à jouer dans le milieu idéologique global, afin de participer à l'évolution des mentalités, de la recherche scientifique et des modalités de prise en charge, seule garantie d'un véritable changement social de la relation à la personne âgée et au vieillissement en général.

RÉFÉRENCES
- Cariou. M. (1995), Personnalité et vieillissement. Introduction à la psycho-gérontologie, Delachaux et Niestlé., Neuchâtel, 1995.
- Cariou. M. (1995) : "La démence comme expression d'une carence structurelle de l'intégration identitaire", Psychologie Médicale. 27, 3, 189-191.
- Cariou, M. (1997) : "La psychothérapie des démences: des modalités de prise en charge différenciées suivant les trajectoires individuelles". Psychothérapies des démences. Quels fondements .? Quels objectifs ? John Libbey Eurotext, Paris, 112-117.
- Delieu, J., Keady. J. : "The biology of Alzheimer's disease : 1". British Journal of Nursing, 1996, 5, 3, 162-168.
- Erikson. E. H. (1973), Adolescence et crise. La quête de l'identité, Flammarion, Paris, ..
- Maisondieu. J (1997) : "Le naufrage sénile: une catastrophe existentielle liée à l'abjection”. Psychothérapies des démences. Quels fondements ? Quels objectifs :  John Libbey Eurotext. Paris,  127-132.
- O.M.S.,1981: "Le vieillissement des neurones et ses implications en neuropathologie humaine", Série de Rapports Techniques. Genève, n"665.
- Pollitt. P.A. (1996) : "Dementia and old age : an anthropological perspective”, Psychological Medicine, 1996, 26, 1061-1074.
- Rigaux, N. (1995) : "Psychothérapie et connaissance du sujet dément. Une analyse des travaux de G. Le Gouès et de L Ploton", Psychologie Médicale, 27, 3,164-165.
- Safouane, A., Pellerin J. (1997) : "Rôle et parole dans la démence"'. Psychothérapies des démences. Quels fondements ? Quels objectifs :  John Libbey Eurotext. Paris,. 138-142.
- Wallon. H. (1976) : "Les milieux, les groupes et la psychogénèse de l'enfant", Enfance, n° spécial Henri Wallon, 95-104.
- Wallon, H. (1970) : Les origines du caractère chez: l'enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, P.U.F., Paris, [Boivin, 1934].
- Wallon. H. (1963) : "Le rôle de « l'autre » dans la conscience du « moi »". Enfance., n° spécial Henri Wallon, 1976, 87-94 [réédition des n° 3-4 1959 et 1-2]

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28 septembre 2008
Éditique : Dr Lucien Mias


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