Psychologue
gérontologue, D.E.S.S. de Psychologie
Gérontologique,
Université de Nice-Sophia-Antipolis, Av. des
Diables Bleus, 06300 NICE.
Résumé
:
Dans la perspective du rapport adaptatif
de l'homme
au milieu social, il apparaît que l'idéologie de
la
société occidentale vis-à-vis du
vieillissement
pousse le sujet vieillissant vers une perte de sa position de sujet.
Cette déshumanisation
idéologique
atteint son paroxysme face au sujet dément. La
démence
étant ainsi considérée comme une
pathologie de la
relation, le travail de psychothérapie correspond
à un
cheminement "de la démence à l'humain",
effectué
auprès du patient et de son entourage, pour redonner au
dément le statut de personne.
Mots clés :
idéologie, vieillissement, démence, position de
sujet, pathologie de la relation.
Dans la lignée de
l'École
Française de Psychologie incarnée
par Janet, Wallon,
Malrieu, Zazzo et réactualisée par Cariou en
1995, nous
positionnons notre réflexion sur le problème "de
la
démence à l'humain" dans les termes
généraux du rapport adaptatif vital de l'homme au
milieu
social
(Wallon 1976). Ce cadre
théorique légitime l'hypothèse d'une
étiologie psychologique de la démence
(Cariou 1995), alors définie en terme de
rupture adaptative et de perte de la position de sujet humain.
Dans cette perspective, nous analysons
d'abord les
caractéristiques du discours idéologique actuel
("idéologique"
au sens d'Erikson 1972)
porté sur le vieillissement et la démence, pour
envisager
ses conséquences psychologiques sur le sujet vieillissant
(Pollitt
1996).
L'analyse de l'interaction entre la personne âgée
et le
milieu social permet ensuite de repositionner les bases de
l'intervention psychothérapeutique.
Idéologie
sociale et conséquences psychologiques pour
l'âgé
Dans la société
occidentale moderne.
société de compétitivité
dominée par
les valeurs de performance, rentabilité,
productivité,
etc., la norme est le sujet adulte au summum de ses performances, la
jeunesse est idéalisée du fait des promesses
qu'elle
contient et donc le vieillissement est redouté et la
vieillesse
dévalorisée
(Maisondieu, 1997). On
se
trouve face à un véritable problème de
société, société que l'on
pourrait
qualifier de "narcissique" qui valorise
l'extériorité,
l'apparence (références contingentes et
concrètes), au détriment de
l'intériorité
identitaire, de valeurs humaines abstraites et
transgénérationnelles, c'est-à-dire
qui favorise
une logique de "l'avoir" plutôt que de ''l'être''.
- La problématique de ''l'avoir et de
"l'être"
à été décrite par Wallon
comme une phase du
développement de l'enfant (crise du personnalisme) aux
alentours
de trois ans.
La personne âgée se retrouve
infériorisée
par rapport à cette référence sociale
idéale de l'être humain, par définition
réductrice. On peut observer en institution ou dans le
discours
de l'homme de la rue. qu'elle est souvent avant tout
considérée comme âgée.
plutôt que
considérée avant tout comme une personne.
À moins
qu'elle ne continue à fonctionner visiblement sur le mode
adulte, donc à être identifiable comme telle,
auquel cas
elle suscite au contraire l'admiration (personne hyperacrive
engagée dans des activités de loisirs
très
structurées. dans la vie associative ou le
bénévolat...).
Bien que la recherche actuelle remette
en cause ce
point de vue. l'idéologie sociale majoritaire tend
à
associer vieillissement et démence, transformant abusivement
ce
qui est de l'ordre de la simple corrélation en une
causalité.
C'est ce qu'illustrait cette citation extraite d'un Rapport de
l’O.M.S. en 1981 :
«
la maladie
d'Alzheimer est si
répandue chez l'homme que ses lésions
histopathologiques
sont habituellement considérées comme une
conséquence inévitable du vieillissement ».
L'irréversibilité de la démence pour
cause
d'organicité était, et reste pour certains
auteurs, mise
au premier plan
(Delieu, Keady 1996), et ce
sont les
conséquences idéologiques de cette conception qui
amènent Maisondieu en 1997 à
écrire : «
dans nos pays, le
spectre de la maladie d'Alzheimer hante l'esprit de bien des
sénescents ».
Cette déshumanisation de la
personne
âgée par le milieu social la pousse vers la perte
de sa
position de sujet humain, vers la démission dans la
démence (bien que toutes n'y cèdent pas bien
entendu).
Rigaux analysant le travail de Ploton dit : «
le changement doit aller vers une
“réhumanisation”
du dément, le système formé par son
entourage
(familial et sociétal) étant un
système
déshumanisant »
(Rigaux
1995). Car
le processus de déshumanisation atteint son paroxysme face
au
sujet dément, qui symbolise pour la majorité des
gens la
déchéance absolue de l'humanité
(c'est-à-dire l'antithèse de la norme sociale),
phénomène dont le terme de
"détérioration"
par exemple, rend bien compte. D'où les comportements
disqualifiants par rapport au statut de personne
(Maisondieu
1997),
qui s'observent fréquemment de la part de l'entourage
vis-à-vis du sujet dément : on lui parle souvent
de
manière infantilisante, considérant qu'il est
"retombé en enfance" et oubliant qu'il était
adulte bien
avant nous, ou on le réifie en parlant de lui en sa
présence comme s'il n'était pas là.
La disqualification est en fait une
façon de
gérer l’angoisse
générée par la
confrontation avec la démence. Le dément fait
peur parce
qu'il perd
l’intégrité
de ses capacités d'autonomie, de lucidité, de
jugement,
de cohérence du discours, de relation à l'Autre,
etc.,
qui font la spécificité de l'être
humain. Le
dément fait peur parce qu'il est différent et,
qu'à la fois, tout adulte "normal" serait susceptible de le
rejoindre un jour...
Car chez de nombreuses personnes considérées
comme
normales par la société, le rapport psychologique
à la différence est en fait mal
élaboré
(problématique de la différenciation Moi/Autre).
(Wallon
1976 - Cariou 1995). ainsi :
— l'existence d'une altérité
est difficilement
tolérable par le sujet car elle est ressentie comme une mise
en
cause de sa légitimité identitaire (quand la
différenciation Moi/Autre est mal établie,
l'altérité doit être subjectivement
définie
comme négative pour assurer la positivité du Moi).
— et, à la fois, l'identité du sujet
(qui reste
fragile et instable) est toujours en danger potentiel de se confondre
avec une Altérité psychologiquement mal
définie
et, ce, quelle que soit la différence externe pourtant
évidente existant par exemple entre un sujet
âgé
dément et un adulte fonctionnellement sain.
Soignants. familles et personnes
âgées
tendent à adhérer aux discours et comportements
sociaux
négatifs véhiculés sur le
vieillissement et les
déments, ainsi qu'aux angoisses identitaires qu'ils tentent
de
neutraliser. C'est au niveau de cette relation pathogène
personne âgée/milieu social que le psychologue a
un
rôle à jouer pour favoriser un cheminement "de la
démence à l'humain".
La démence telle que nous
l'avons
définie, étant une pathologie de la relation,
l'intervention psychologique doit s'orienter à la fois vers
l'individu et vers son milieu de participation.
Modalités
et niveaux de l'intervention psychothérapeutique
Auprès du sujet
engagé dans un
processus démentiel. l'intervention vise, autant que
possible,
à le replacer dans une position de personne globale et. au
mieux, dans sa propre position de sujet. Il existe donc plusieurs
niveaux psychothérapeutiques.
- Le premier niveau est un simple travail
d'étayage
émotionnel, que l'on met en place lorsque la pathologie
démentielle se présente sous une forme
chronicisée
(pensée désocialisée et
incommunicable) et que
seule la communication émotionnelle (Wallon,
1970) peut encore atteindre la personne.
- Le second niveau d'intervention est un étayage
de la
position de personne globale du sujet, à travers la mise en
place par le psychologue d'une relation
d'altérité (Cariou, 1995)
: se sentir reconnu dans sa différence et donc dans sa
légitimité identitaire, permet au patient de
retrouver,
dans la relation, une certaine continuité et
positivité
de son identité dont l'intégrité est
en danger.
- Enfin, dans la démence débutante, il
peut s'agir
d'action à proprement parler thérapeutique
à
travers la restauration de l’autonomie psychologique de la
personne (sa capacité à se définir
elle-même
comme légitime) grâce à la restauration
de sa
position de vie personnelle.
- Cela peut impliquer l'aménagement objectif de
certains
éléments du rapport au milieu, comme le placement
d'une
personne qui décompense dans sa relation familiale ou la
recherche d'un partenaire étayant par sa
complémentarité psychique dans une relation de
dominance
ou d'assistance (Cariou 1995).
La possibilité de mener une
telle action
dépend de la coopération de l'entourage
(soignant,
familial), puisque la pathologie s'installe ou se renforce dans
l'interaction avec lui. «
La
maladie apparaît ici, non seulement comme intrapsychique mais
aussi comme rapport familial et social. C'est sur ce rapport et ces
deux pôles qu'il convient donc de travailler »
(Rigaux 1995).
L'intervention
du psychologue doit s'orienter vers le milieu de vie du patient. en
luttant contre la disqualification, en apprivoisant la
différence, en aidant l'entourage à lui redonner
un
statut de personne, à redonner à ses actes du
sens, de
l'individualité, de la légitimité, de
la
relation... « I
I
s'agit
fondamentalement de reconnaître une qualité
d'interlocuteur au dément, ce qui implique de rechercher
délibérément le sens de ce qu'il
exprime (de
manière verbale et analogique) »
(Rigaux, 1995).
Car il s'agit avant tout de retrouver l'humain derrière le
dément. de repérer ce qui perdure de
l'individualité que le sujet a construit tout au long de sa
vie
et d'aider l'entourage à reconnaître la personne
(dans
tous les sens du terme) à respecter et restaurer autant que
possible sa position de vie.
- Lorsque la démence semble
chronicisée,
l'étayage émotionnel du patient initié
par le
psychologue doit être constamment relayé et
maintenu par
l'entourage. puisque le patient n'est pas en mesure de s'approprier de
manière stable et autonome les
bénéfices de la
relation à l'autre pour retrouver un certain
équilibre de
fonctionnement.
- Lorsque les troubles restent réversibles donc
psychogènes. encore faut-il que l'entourage cesse
d'interagir
avec la personne d'une façon qui s'avère pour
elle
pathogène, pour qu'elle puisse renoncer au refuge de la
démence.
Enfin. le psychologue a
également un
rôle plus large à jouer dans le milieu
idéologique
global, afin de participer à l'évolution des
mentalités, de la recherche scientifique et des
modalités
de prise en charge, seule garantie d'un véritable changement
social de la relation à la personne
âgée et au
vieillissement en général.
RÉFÉRENCES
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Psychothérapies des démences. Quels fondements ?
Quels
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Henri Wallon, 1976, 87-94 [réédition des
n° 3-4 1959
et 1-2]
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28 septembre 2008
Éditique : Dr Lucien Mias
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