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Le
piège d'une
médicalisation excessive 4 pages
Charles
S. Ridell.
gériatre
-
université de
Duluth, USA
Magazine La
Recherche,
juillet-août 1999, p. 84
- La médecine
scientifique est
inadaptée au cas des personnes très
âgées
- Comme beaucoup de
gériatres, j'en
suis venu à penser que la médecine moderne n'est
pas
bien adaptée aux patients âgés.
Ceux-ci, comme un
miroir, nous renvoient l'image de ses limitations, et parfois de ses
absurdités. Trois aspects posent particulièrement
problème pour les personnes âgées :la
médicalisation de la vie quotidienne, la primauté
accordée au diagnostic et le remboursement des soins.
- Dans
Némésis médicale,
Ivan Illich expliquait que la médecine touche
désormais
à pratiquement tous les domaines de la vie humaine. Tous les
aspects culturels et personnels des luttes quotidiennes (grandir,
éduquer les enfants, faire face à
l'adversité,
au crime, à la tristesse, à l'ambition,
à la
maladie et à la mort) relèvent
désormais de la
rubrique "santé physique et mentale".
- Des pans entiers de
l'expérience
humaine sont ainsi soustraits au royaume de la sagesse personnelle et
de la connaissance individuelle pour être
transférés à l'empire de la
médecine,
avec l'aura que lui confèrent le déterminisme
biologique et l'attrait pour la technologie.
- La
médicalisation ne touche pas
seulement les comportements ; on a aussi créé de
nouvelles maladies physiques, dont les plus importantes sont les
"protomaladies".
- Elles ne provoquent ni
symptômes ni
souffrance, mais sont considérées comme
dangereuses
parce que ceux qui en sont atteints ont un risque plus
élevé de faire ultérieurement une
vraie maladie.
Ainsi, l'hypertension artérielle est une protomaladie, de
même que l'ostéoporose,
l'hypercholestérolémie, les anévrysmes
aortiques, les polypes du côlon et les sténoses
carotidiennes.
- Ceux qui critiquent la
médicalisation
se réservent de sérieuses difficultés.
Ils n'ont
aucune envie de passer pour des réactionnaires ou pour ces
ouvriers du textile qui démolissaient leurs machines en
rêvant du retour à une époque disparue.
La
médicalisation a ses vérités. Il est
vrai que
certains enfants ont du mal à rester calmes en classe et que
leur évolution est plutôt favorable si le
problème est reconnu précocement. Il est vrai
qu'en
traitant l'hypertension artérielle et
l'ostéoporose on
a évité beaucoup de morbidité.
L'intérêt de la médicalisation est donc
manifeste. Malheureusement, ses inconvénients ne le sont pas
moins.
- Octogénaires
obsédés.
E.J. Cassell estime
qu'avec la
médicalisation, les médecins ont vu leur
rôle
prendre une telle extension et un caractère tellement
technique qu'ils n'assurent plus leur tâche fondamentale :
soulager la souffrance.
À cet
égard, la prise en
charge médicale des personnes âgées est
particulièrement distordue. La médicalisation
externalise l'expérience, alors que vieillir est d'abord une
tâche intérieure. Tout médecin a vu de
ces
octogénaires obsédés par l'arthrose,
la maladie
d'Alzheimer et le cholestérol. Comparez ces patients
à
ceux qui, dans le même état, admettent que leurs
genoux
les font souffrir et qu'ils ont du mal à se rappeler les
choses. Lesquels sont les mieux lotis ? Il est très
vraisemblable que la surveillance de certaines protomaladies peut
avoir un intérêt pour les octogénaires
et
nonagénaires : c'est certainement le cas de
l'ostéoporose, probablement aussi de l'hypertension
artérielle. Mais il est difficile pour les personnes de cet
âge de consentir les abandons de responsabilité et
de
contrôle de leur propre vie qu'implique la
médicalisation. Les défis du grand âge
sont
d'ordre spirituel et non médical. Le rôle du
médecin doit être de conseiller ou d'aider, pas de
se
présenter en expert scientifique.
- Examens
excessifs.
- Aujourd'hui,
aux Etats-Unis, le principe du
remboursement des soins a été inversé
: La
médecine de
la preuve
n'est pas tendre pour les vieux. Faire
un diagnostique
précis avant de
pouvoir traiter, c'est l'un des dogmes de la médecine
moderne.
Avec les moyens techniques dont on dispose aujourd'hui ce diagnostic
consiste souvent à voir directement le processus
pathologique
: les fibres optiques permettent de voir l'ulcère gastrique
ou
le polype colique on regarde les calculs biliaires la hernie hiatale
et les rétrécissements de la carotide ou des
coronaires
et on décide alors du traitement approprié.
- La
primauté
accordée au
diagnostic traduit une confusion entre les fins et les moyens. La
médecine a pour fins de soulager les souffrances, d'aider et
de guérir. Un bon diagnostic, fondé sur la
connaissance
de la physiopathologie, est l'un des moyens d'y parvenir. Mais, dans
la médecine moderne, il est souvent plus prestigieux de
comprendre que de guérir.
- La
médecine
scientifique, avec son
cortège d'essais contrôlés,
randomisés,
passe à côté des problèmes
de santé
des personnes âgées. De tout ce que l'on fait pour
les
personnes âgées, bien peu de choses paraissent
avoir
pour objectif direct d'assurer leur mieux-être.
- Un
de mes amis,
directeur d'un programme de
gériatrie, raconte l'histoire de son beau-père,
un
vieux monsieur jusqu'alors en bonne santé à
l'exception
d'une hernie inguinale. La scintigraphie cardiaque effectuée
à titre systématique avant l'intervention
nécessaire ayant révélé une
anomalie, ce
monsieur eut donc à subir un
cathétérisme
cardiaque qui mit en évidence une sténose
critique.
Avant de pouvoir réaliser le pontage destiné
à
compenser cette sténose il fut soumis à une
endartériectomie pour corriger une sthénose
carotidienne asymptomatique découverte à l'examen
Doppler systématique. Au cours de cette intervention, il fit
un accident vasculaire cérébral, à la
suite
duquel il fallut reporter de six mois le pontage coronaire. Un an
plus tard, il avait pratiquement retrouvé son
état
normal, mais il conservait néanmoins une certaine maladresse
d'un côté du corps. Il est vrai que sa hernie
(toujours
pas traitée) le gênait moins en raison de son
activité réduite.
- Mais le pire, dans cette
histoire, c'est la
reconnaissance qu'éprouvait le "malade" envers ses
médecins pour avoir su découvrir à
temps ses
problèmes cardiaque et carotidien. Cette même
reconnaissance qu'éprouvent des légions de vieux
messieurs soumis à une prostatectomie radicale pour cancer
de
la prostate, découvert à temps grâce
à un
dosage de PSA.
- De
tous les aspects de la médecine
d'aujourd'hui, le plus dérangeant est sans doute l'aspect
économique. Pendant plusieurs années, j'ai
dirigé un grand programme de gériatrie dans un
hôpital régional associé à
l'université .À mes moments les plus cyniques, je
considérais l'hospitalisation de mes patients comme un
processus compliqué destiné à nourrir
les divers
spécialistes venant exercer leurs talents,
alimentés
par Medicare. C'est avec les vieux que l'horreur de ce mode de
fonctionnement devient manifeste. Les excès
thérapeutiques sur les cinquantenaires constituent surtout
une
gêne et un gaspillage ; sur les octogénaires, ils
relèvent presque de l'agression.
- Décision
médicale.
- Aujourd'hui,
aux Etats-Unis, le principe du
remboursement des soins a été inversé
: on est
passé de l'honoraire dû pour un service rendu
à
une somme forfaitaire par malade, même si aucun soin n'a
été prodigué - et de
l'excès
thérapeutique à l'insuffisance de traitement.
Cette
inversion a au moins une conséquence claire : c'est de
démontrer à quel point la décision
médicale est fonction du mode de remboursement. Comment
préserver la fiction de la primauté du patient
dans
cette prise de décision lorsqu'il suffit de passer du
remboursement de l'acte à l'allocation forfaitaire pour
diviser par deux d'une année sur l'autre le prix des actes
médicaux ?
- Médecine
de la preuve.
- Une telle
évolution s'inscrit dans la
mouvance d'une médecine fondée sur la preuve, qui
fournit une justification scientifique à l'effort entrepris
pour réduire les coûts. La médecine de
la preuve
n'est pas tendre pour les vieux. Elle tend à n'accorder
crédit qu'aux produits des essais
contrôlés
randomisés, ou de préférence aux
métaanalyses de ces essais. Or les sujets de plus de 75 ans
sont rarement recrutés dans ces essais, si bien que cette
population est en réalité invisible pour la
médecine scientifique. Si nous enseignons seulement ce que
nous savons et si ce que nous savons se limite à ce que nous
apprennent les essais cliniques, nous n'avons pas grand-chose
à dire sur les soins à donner aux personnes
âgées. Les ressources cruciales à
mobiliser pour
les très vieux - le temps et l'empathie - ne
relèvent
pas de cette médecine de la preuve.
- Au cours de mes
vingt-cinq années de
pratique, j'ai beaucoup réfléchi aux raisons qui
m'avaient conduit à la gériatrie. Mes
premières
motivations tenaient aux qualités intrinsèques de
la
cohorte de ceux qui sont aujourd'hui de grands vieillards, cette
association de sagesse et de force qui leur venait au moins en partie
du fait qu'ils avaient en commun d'être devenus adultes lors
de
la grande dépression. Il y a quelque temps,
néanmoins,
j'ai compris que si j'aime être médecin des
personnes
âgées, c'est notamment parce que c'est facile ;
les
règles sont plus simples et le succès plus net
que
lorsqu'on fait de la médecine générale
chez des
adultes jeunes. Avec les vieux, il y a de vrais problèmes
à affronter, de vraies souffrances à soulager et
un
vrai courage à admirer chaque jour.
- Quelle proportion de son
temps un
médecin d'aujourd'hui passe-t-il à soulager la
souffrance ? Les protomaladies sont asymptomatiques et seules les
statistiques de réduction du risque permettent à
ceux
qui les traitent d'en retirer quelque satisfaction. La gêne
que
nous éprouvons devant cette réalité
nous conduit
à surestimer l'intérêt de ces
traitements.
- Tout se passe presque
comme si soulager la
souffrance d'un individu était une trop maigre
tâche. Ce
sentiment était manifeste après la mort de
mère
Térésa. Partout on faisait observer qu'elle
n'avait
rien fait pour modifier les causes fondamentales de la
pauvreté ; elle s'était bornée
à soulager
la souffrance de certaines de ses victimes. Cette opinion traduit une
croyance au progrès si naïve qu'elle en devient
touchante. Elle permet aux gens de se distancier les uns des autres,
pour traiter les "causes fondamentales". Il est bien rare qu'on se
salisse en traitant les causes fondamentales.
- Ce qu'il faut
aujourd'hui, c'est un nouveau
modèle, un nouvel état d'esprit pour les
médecins qui soignent les grands vieillards. Il est certain
qu'il doit exister des modèles fonctionnant mieux que celui
du
scientifique en blouse blanche en vigueur aujourd'hui. Un tel
modèle doit intégrer, pour le praticien, la
notion que
chaque personne est unique, que chacun meurt, que le confort et le
bien-être sont essentiels, que les bilans et traitements
médicaux ont d'innombrables conséquences adverses
; il
implique d'être prêt à faire des
compromis en
fonction des circonstances et à traiter sans faire de
diagnostic.
- Savoir et
faire.
- Une erreur commune est
la fausse dichotomie
que l'on établit entre qualité et
quantité de
vie. On estime souvent que mettre l'accent sur des problèmes
aussi pragmatiques que le maintien de l'indépendance et le
soulagement de la souffrance ne peut se faire qu'au prix d'un certain
nombre d'années de vie. Il n'en est rien. Il n'est pas vrai
qu'en se refusant à donner des traitements inutiles, on
améliore la qualité de vie au
détriment de sa
durée. Compte tenu de la grande visibilité de ce
débat, il est même curieux de constater
à quel
point le problème, en pratique, se pose rarement.
- Mais s'il est important
de trouver un
nouveau modèle, il est encore plus capital de combler le
fossé qui sépare ce que nous faisons de ce que
nous
savons. Je suis perturbé de voir combien de mes
collègues médecins universitaires d'âge
mûr
racontent des horreurs sur la prise en charge médicale de
leurs parents ou beaux-parents. Il faut savoir écouter ces
anecdotes. Leur poids collectif fournit une sorte de preuve de
l'échec de la médecine moderne face aux personnes
âgées. Ces histoires lamentables
révèlent
la dissociation profonde qui existe entre notre rhétorique
scientifique et notre désir de soigner pour soulager. Les
anecdotes et opinions individuelles sont mal vues en
médecine
moderne : on exige des données, produits de la
démarche
scientifique. Mais les données ne sont pas porteuses de
valeurs et la pratique de la médecine est aussi une question
de valeurs.
2004
Dr Lucien Mias
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