Le jeu du directeur : comprendre les raisons du
placement (maison à vendre, engueulade entre enfants,
entrée dans la démence) ; lutter pour effacer de
son esprit l'idée qu'on lui cache quelque chose ; essayer de
savoir si la vieille femme qui tient son sac à main (vide)
sur ses genoux est d'accord pour entrer (mais qui peut être
d'accord, sauf à fuir solitude ou mauvais traitements ?) ;
"vendre" son établissement sans tricher sur les volets
pourris, l'ascenseur asthmatique, les couloirs longs comme une agonie.
Je m'adresse obstinément à ces yeux
baissés, sans paraître écouter les
réponses que font, à sa place, le fils et la
belle-fille.
Ma mère, si je dois être aussi brutal que ces
deux-là, va-t-en avant.
Jeu de rôle, j'emploie les grands mots gérontologiquement corrects (projet d'établissement, soins relationnels, prise en charge.. ), elle ne m'écoute pas. Je suis à côté d'elle, je veux quelle voie ma tête, j'essaie de lui parler à l'oreille, sans hurler. Les deux autres : « Vous pouvez y aller, elle entend plus rien, c'est à peine si elle nous reconnaît ! »
L'adjointe entre, se débrouille pour éloigner les deux montreurs de vieille : papiers, financements, sécu, traitements...
Elle relève la tête. Me regarde : « Vous savez, monsieur le directeur, je viens chez vous pour mourir ... »
« Vous qui avez l'habitude la psychiatrie, monsieur le directeur, vous allez bien nous la prendre ! »
Oui, j'ai pris. Je lui ai dit que j'étais exorciste et écrivain, j'ai tracé un jour dans sa chambre un grand cercle de talc, lui ai remis un texte repoussant les mauvais esprits dans une petite bourse en tissu. Ça a marché presque sept ans, la thérapie sauvage. Je préférais ça aux gouttes d'halopéridol. Elle m'aimait bien. Moi aussi. Pour le talc, je l'ai balayé tout de suite, pour que ça reste un secret entre nous... et que les femmes de service ne s'étonnent pas trop de mes fantasmes de sorcier apache.
Je vois que parfois je suis bien fatigué et que je me demande bien pourquoi.
Mais, et j'espère que tu m'en voudras pas, sinon tant pis, il faut bien dire que le sempiternel citoyen dont on nous rebat l'entendement ne se remue pas trop non plus.
Je ne les entends pas, les candidats classiques costume croisé gauche-droite, les alternatifs caban-bicyclette, les politique-autrement, les associations de grande proximité (en fait proches d'elles-mêmes), les intellectuels (eux ne meurent pas, c'est bien connu, ou alors en étranglant leur femme -Althusser- ou se suicidant la tête dans un sac en plastique -Bettheleim- (çà a plus de classe), les syndicats bureaucratiques luttant pour le statut sans se demander comment virer ceux qui (école, administrations, santé) sont indignes de travailler au service du public, les artistico-tendance, j'entends personne dans le grand silence glacé des maisons de retraite. Il y a sur les murs un épais voile de velours fané qui empêche d'entendre les cris.
Je dis ça aujourd'hui parce que dans les petits matins glauques des couloirs gris, dans les salles à manger encombrées de fauteuils roulants, dans les salles de bains où tremblent de pauvres corps fatigués, autour des lits où la douleur s'est installée, il y a gens qui rient, des gestes qui aident, des chignons et des blouses qui parlent de la pluie et surtout du beau temps, il y a des gens qui aiment les gens. Un peu, ou beaucoup, ou qui ont le souci de faire semblant, et ça revient au même disait le grand rugbyman...
Il y a les autres, bien sûr, les acariâtres biliaires, les casse-couilles, les qui règlent des comptes, les qui font que la sociologie politique et la psychologie des profondeurs sont impuissantes, bref comme partout, mon bon, quelques imbéciles et quelques vrai(e)s beaufs et beauffettes connes et cons. Le problème, avec celles et ceux-là, c'est qu'ils ne comprennent pas l'expression bon débarras !
Sergio
Guagliardi
Le Passant ordinaire, n°34, avril 2001»
octobre 2001
Éditique : Dr Lucien Mias