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Qu'elle était belle,
la
petite chèvre de Monsieur Seguin...
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Geneviève Laroque, Présidente de la FNG
dans La revue Française de psychiatrie et de psychologie médicale, n°20, p 76-77
Actes du 3° colloque Universitaire Européen de Gérontoogie, Strasbourg 8-9 juin 98.
 

Mots clés :
Risque, protection , mourant, démence.

« Qu'elle était belle, la petite chèvre de Monsieur Seguin ...
Elle était blanche, elle était jolie, elle était, paraît-il étourdie : il fallait la protéger, tellement la protéger qu'il fallait l'attacher.
Elle s'est détachée, elle a fui dans les collines violettes, elle a, bien entendu, rencontré le loup. Elle savait qu'elle serait mangée, alors elle s'est battue, obstinément jusqu'au matin et au matin, elle s'est couchée et le loup l'a mangée.

Il fallait la protéger, tellement la protéger qu'il fallait l'attacher. Libre, elle prenait trop de risques...
Quels risques peut-on laisser prendre, et à qui les laisser prendre ?
C'est une des questions fondamentales que se posent chaque famille, chaque groupe à l'égard de ceux dont cette famille, ce groupe se sentent, se croient, se veulent, se doivent d'être responsables.

Proches et professionnels se sentent responsables, les uns des "leurs" (leurs appartiennent-ils, s'appartiennent-ils les uns aux autres ?) les autres de ceux qui "leurs" sont confiés et/ou de ceux qui "se" confient à eux.
C'est une responsabilité de type moral ou affectif. Elle est indispensable, d'autant plus indispensable qu'elle est éminemment dangereuse. Je ne supporte pas que celui que j'aime ou celui dont je me sens responsable prenne des risques que je ne supporte pas.

Proches et professionnels se croient responsables : ils peuvent se demander, on peut se demander à quel titre ils se croient tels, surtout à l'égard de personnes adultes, surtout si celles-ci justifient pas de la protection due aux "incapables majeurs".
Et, si elles ont besoin de cette protection, quelle souplesse du "filet de protection" (quelle longueur de corde) leur laisser pour qu'elles n'étouffent pas ?

Proches et professionnels se veulent responsables et, dans cette volonté, il est bien difficile de déterminer ce qui peut relever d'une sorte de "revanche" (proches) ou d'une sorte de préoccupation de "pouvoir" sur autrui (proches et "pros.").
Revanche et pouvoir peuvent être utiles pour asseoir le souci de sécurité à l'égard de celui qui est réputé fragile, « que de crimes peut-on commettre en son nom », à cette sécurité nécessaire.

Proches et pros se doivent d'être responsables, y compris au plan juridique, civil, voire pénal ; délits de délaissement ou de non assistance à personne en danger, responsabilité d'institution ou de professionnel pouvant être mis en jeu si les risques encourus par celui dont on parle sont suffisamment graves.

Fallait-il l'attacher, cette Blanchette, pour éviter qu'elle aille dans les collines violettes inévitablement rencontrer le loup ?
Il n'y a sans doute pas de réponse a priori : indépendamment de systèmes de contention ou d'enfermement acceptables (nécessaires ?) dans leurs modalités, dans leurs dimensions, dans leurs limites, leur durée, quelles évaluations possibles entre des prises de risque éclairées et conscientes, manifestations d'un droit fondamental de liberté et des prises de risques inconscientes et dangereuses qui doivent pouvoir être contrôlées par le droit ou par le geste ?
Elle savait qu'elle serait mangée, mais elle préférerait les cytises de collines violettes avec le loup, à la fadeur plate de la sécurité du pré. Elle savait, savait-elle vraiment ce danger, elle était aussi étourdie, l'aurait-il tuée "à petit feu" en la gardant de force, ce Monsieur Seguin qui l'aimait tant ?
Elle savait qu'elle serait mangée, mais elle s'est battue jusqu'a matin, et au matin, elle s'est couchée et le loup l'a mangée.
Cette fin d'histoire est la plus mystérieuse. Le mystère ne réside pas dans le fait qu'elle serait mangée, d'une manière ou d'une autre puisqu'elle était mortelle. Le mystère réside dans le fait qu'elle s'est battue jusqu'à la limite qu'elle s'était elle-même fixée.

L'Écriture nous rappelle : « Veillez et priez car vous ne savez ni le jour ni l'heure ».

Ce malade-là, ce vieillard-là, ce dément-là va-t-il mourir alors que personne ne peut savoir, ni lui, ni un autre, précisément quel jour, quelle heure ? Ce malade-là, ce vieillard-là, ce dément-là, va-t-il accepter (décider) de mourir à un moment donné qu'il a, plus Ou moins confusément, déterminé lui même ?

Peut-être la contradiction n'est-elle pas aussi bouleversante qu'il y parait. On ne trouve guère d'écrits qui tentent d'analyser cet instant du mourir autrement que par des explications, sans doute parfaitement justifiées, tenant à des données physiologiques, biologiques. Comment analyser des données liées à une psychologie des profondeurs exactement indicibles, puisqu'il n'y a pas d'après communicable.
L'expérience commune des proches et des pros attentifs montre que parfois, peut être même souvent, le moriturus attend pour couper le fil (pour laisser le fil se défaire ?) que "quelque chose" se soit produit. Ce quelque chose est ténu, fragile et, bien entendu, ne peut empêcher durablement la fin de cette vie là. On est suspendu, le sachant consciemment ou non, à un règlement de comptes affectif, apparition d'un être devenu important (ce peut être la naissance d'un petit-enfant ou la prise de travail d'un soignant particulier), départ d'un être devenu importun, évènement ou démarche peut être apparemment anodin, qui sait pourquoi. On peut, parfois reconstituer "après" le "quelque chose" déterminant, on ne le peut guère "avant".

La seule leçon à tirer du combat de la nuit, achevé au petit matin, quasi délibérément, est que ce malade là, ce vieillard là, ce dément là, a quelque chose à dire aux vivants jusqu'à l'extrême extinction et qu'il est indispensable, pour celui qui meurt aussi bien que pour ceux qui vivent, de tendre l'oreille pour entendre ce qui est dit, confusément, inaudiblement, pour, si possible, y répondre, maintenant ou plus tard, parfois bien plus tard, parfois bien longtemps après cette mort.

Blanchette était futile, étourdie, primesautière, mais Blanchette, cornes en avant, a su se battre, méthodiquement, toute la nuit contre cet énorme loup : la compétence n'est pas toujours où on l'attend. Elle s'est couchée au soleil levant, pour être mangée : le courage n'est pas non plus toujours où on l'attend.

Relisez donc la petite Chèvre de Monsieur Seguin si vous voulez apprendre à vivre... et à mourir . »

Éditique : Dr Lucien Mias
28 septembre 1997
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