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Nutrition en phase terminale images/logoPdf8k.jpg6 pages
Stephen M. Winter
The American Journal of Medecine, december 15, 2000 - Volume 109
Traduit par Philippe Roux - médecin généraliste dans le Sud Ouest - colistier de Gérialist
Résumé

La rénutrition et la réhydratation ont longtemps été considérées comme des thérapies prolongeant la vie. Elles sont associées à une idée de confort et de lutte contre la douleur. Cette croyance est largement basée sur nos propres souvenirs de faim et de soif, qui ont amené les médecins à se poser des questions éthiques et morales sur l'arrêt ou la non mise en route de rénutrition chez un patient mourant. Considérées à la lumière des faits prouvés, les prémisses de cette question doivent être réévaluées. Les études amènent à une autre évidence ; une assistance nutritionnelle non demandée, qu'elle soit entérale ou parentérale, mise en place chez un patient en phase terminale, serait à la fois médicalement et éthiquement indéfendable, car elle peut aggraver les souffrances sans amélioration évidente pour le patient.


Article
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur la décision d'entreprendre ou d'arrêter des techniques maintenant en vie des malades aux stades critiques ou terminaux. La plupart de ces réflexions étaient centrées sur l'utilisation des plus invasives et héroïques interventions, comme la ventilation mécanique et la réanimation hémodynamique. La nutrition et la réhydratation sont généralement considérées comme des thérapeutiques qui apportent des besoins fondamentaux et donc ne sont pas considérées de la même façon. Ce point de vue différent a pu se développer car les médecins et les familles font correspondre le refus d'une assistance nutritionnelle aux patients mourants avec leurs propres sensations de soif et de faim. De ce fait, la nutrition et la réhydratation sont plutôt considérées comme soulageant une souffrance plutôt qu'une technique visant à prolonger la vie.
En 1985, le Connecticut a légalisé ce point de vue en édictant une loi encadrant l'abandon des soins dans le cas de patients en phase terminale. La loi autorise l'abandon des "techniques visant à prolonger la vie" (life support systems) pour les patients en fin de vie mais exige explicitement une nutrition et une réhydratation, des soins de confort et la lutte contre la douleur. Du fait de ce contexte historique, la question posée est de savoir si l'abandon de la nutrition en phase terminale est moralement et éthiquement acceptable. Toutefois, une revue critique de la littérature suggère un nouvel éclairage bien plus pertinent pour ce problème : une rénutrition non demandée par le patient peut-elle être médicalement ou éthiquement justifiée en phase terminale ?
Le but de cet article est d'apporter l'analyse et la réponse à cette question. La discussion concernera le rôle d'une assistance nutritionnelle en fin de vie, et fera le point sur ; les avantages et les inconvénients potentiels de la rénutrition chez ces patients ; les conséquences physiologiques et comportementales de l'arrêt de l'assistance nutritionnelle ; les éventuelles souffrances causées par l'abandon de la nutrition ; et les problèmes éthiques posés par l'abandon de la nutrition chez les patients en fin de vie.


Les bénéfices de la rénutrition pour les patients en fin de vie

Comme bénéfice, il ne sera considéré que l'effet de l'assistance nutritionnelle sur des critères objectivables comme la survie, la réponse à un traitement, la qualité de vie ou la correction d'anomalies métaboliques. La plupart des recherches sur ce sujet concernent des patients cancéreux. Par exemple, lors d'un essai randomisé 128 patients avec un cancer pulmonaire à petites cellules qui commençaient une chimiothérapie ont reçu, soit 28 jours d'une nutrition parentérale complète, soit aucune nutrition parentérale. La survie, le taux de réponse à la chimiothérapie et les complications infectieuses étaient notés. La nutrition parentérale n'a amené aucun bénéfice en terme de survie, même chez les patients préalablement dénutris. La seule différence significative a été le presque quadruplement des épisodes fébriles parmi les patients avec nutrition parentérale, en raison d'infections sur le cathéter. Donc, la nutrition parentérale n'a pas amené de bénéfice, mais a correspondu à un plus grand risque d'infection.
Deux articles sur les effets d'un apport nutritionnel chez les patients cancéreux ont étudié plus de 70 essais contrôlés et randomisés. Globalement, ces études n'ont pas montré de bénéfices d'un apport nutritionnel sur des critères cliniques comme la survie, la morbidité ou la durée d'hospitalisation. Une récente méta-analyse de 11 essais contrôlés a comparé une nutrition entérale normale avec un apport en nutriments chez des patients avec des maladies graves ou étant opérés d'un cancer digestif. L'analyse a montré une baisse de 47 % des complications infectieuses et une diminution de la durée d'hospitalisation de 2,5 jours chez les patients ayant reçu la nutrition enrichie, mais aucun effet sur l'incidence des pneumopathies ou sur la mortalité. La réduction des complications infectieuses a été significative pour une seule des 11 études, et aucune étude n'a démontré une diminution significative de la durée d'hospitalisation. Les quelques études sur la rénutrition chez les patients en fin de vie ayant des maladies comme le SIDA, les BCPO en stade terminal ou les cardiomyopathies ont échoué à montrer un bénéfice.
En résumé, un grand nombre d'études, la plupart provenant d'essais contrôlés et randomisés, n'ont pas réussi à démontrer de bénéfice cliniquement significatif pour la rénutrition en fin de vie.

Les complications de la rénutrition

Il existe beaucoup de complications de la rénutrition, qu'elle soit administrée par voie entérale ou parentérale. Les complications dues à la nutrition parentérale sont tout d'abord secondaires à la mise en place et à la présence de la voie veineuse centrale. Un essai sur différentes stratégies de remplacement des cathéters centraux a recueilli les complications dues à l'implantation et la présence du cathéter chez 160 patients d'unités de soins intensifs avec une durée moyenne d'utilisation du cathéter de 14 jours. Des complications furent notées chez 15 % des patients, comprenant 5 % de septicémies et 4 % de pneumothorax.
La nutrition entérale, généralement considérée comme moins invasive et plus douce, est aussi associée avec une morbidité non négligeable. Dans une étude prospective sur les complications des sondes gastriques chez les patients âgés, la plupart d'entre eux ont été traités pour dysphagie ou refus d'avaler, une pneumopathie d'inhalation est survenue chez 46 % des patients et une agitation secondaire à l'arrachage de la sonde par le patient a été notée chez 61 % des patients pendant les deux premières semaines de rénutrition. Sur 70 patients, seuls 17 ont été exempts de complications pendant les deux premières semaines de rénutrition. La nutrition entérale peut aussi entraîner des complications moins graves comme une distension abdominale avec douleur, des nausées, des vomissements et de la diarrhée.
Les deux modes d'apport nutritifs peuvent entraîner un grave déséquilibre métabolique avec hyperglycémie, hypophosphorémie, hypomagnésémie, hypercalcémie et hyperosmolarité. Il semble donc que l'apport nutritionnel entraîne un risque certain et des effets secondaires inconfortables, ceci en l'absence de bénéfice clairement démontré.


Adaptations physiologiques au jeûne

Les conséquences du jeûne ont été étudiées dans de nombreuses situations, allant des patients obèses à ceux qui jeûnent pour des raisons thérapeutiques, religieuses ou politiques. Il y a peu de données concernant le jeûne dans le contexte d'une fin de vie.
La première adaptation physiologique à la restriction de nourriture est le changement de source d'énergie, passant des hydrates de carbone à la graisse, changement dû à des modifications hormonales qui maintiennent l'équilibre glycémique tout en conservant l'approvisionnement en protéines. Au début, le maintien d'une production adaptée de glucose pour couvrir les besoins du métabolisme cérébral est primordial. La petite baisse de la glycémie pendant le jeûne, due à l'utilisation du glucose par le système nerveux central entraîne une sécrétion de glucagon et une diminution du taux d'insuline. Dans le même temps ceci stimule la production d'acides gras libres et d'acides aminés afin de soutenir le métabolisme et la glycogénèse. Pendant que les acides gras fournissent une source d'énergie pour les tissus périphériques, les acides aminés en sont la principale source pour la glycogénèse afin de maintenir le métabolisme cérébral. Comme la réponse de la glycogénèse à la privation débutante conduit à l'augmentation du métabolisme protéique, c'est seulement une réponse adaptative temporaire. Si le jeûne se poursuit plus d'une semaine, la consommation cérébrale de glucose chute et les besoins énergétiques sont compensés par l'augmentation de l'utilisation des cétones par le cerveau, ce qui couvrira la majorité de ses dépenses énergétiques.
Non content de fournir le cerveau, l'augmentation de la cétonémie est aussi un signal entraînant la baisse du métabolisme des acides aminés et de la glycogénèse hépatique. La réduction de l'utilisation des acides aminés réduit aussi la quantité d'urée arrivant aux reins. Le volume d'urine diminue tellement qu'elle sera pratiquement compensée par l'eau produite par le métabolisme graisseux. De plus, les patients jeûnant auront une nette diminution des sécrétions respiratoires, de la toux, des nausées et vomissements et de la diarrhée. Le jeûne amène une diminution de la sécrétion de cortisol, réduisant sa facilitation de l'action des catécholamines et des hormones thyroïdiennes. La conversion périphérique de la thyroxine en triiodothyronine est réduite, provoquant une augmentation de la triiodothyronine réverse, métaboliquement inactive. Tous ces effets amènent à la réduction du métabolisme de base et à une diminution de la protéinolyse nécessaire pour couvrir les besoins énergétiques.


Les conséquences comportementales du jeûne

Le jeûne prolongé est aussi associé à des changements psychologiques et comportementaux. Dans la littérature laïque le jeûne était considéré comme une expérience religieuse ou spirituelle et avait une grande importance dans l'observance des religions, de la Grèce ancienne à des pratiques plus récentes comme le Ramadan ou le Yom Kippour. Le jeûne thérapeutique comme moyen de guérison était défendu par le British Medical Journal au XIXe siècle et comme un traitement de l'obésité au 20e. Les effets du jeûne semblent être tout d'abord causés par les changements hormonaux internes et l'effet anorexique des cétones circulantes. Des études chez les rats ont démontré que l'analgésie produite par 24 heures de privation de nourriture augmente le seuil nociceptif. Cette analgésie est inhibée par des substances bloquant les récepteurs aux opiacés, par une surrénalectomie ou une hypophysectomie, suggérant que le jeûne induit des endorphines chez les rats. Des expérimentations chez des sujets jeûnant pour des raisons spirituelles ou pour perdre du poids rapportent des sensations d'euphorie avec préservation des fonctions supérieures et de la vigilance.
L'augmentation des cétones circulantes provoquée par le passage au métabolisme graisseux réduit grandement la faim, une observation qui est fortement confirmée par les témoignages d'anorexie chez les sujets qui jeûnent. L'arrêt de la cétonémie provoqué par l'apport de petites quantités d'hydrates de carbone peut entraîner une faim intense, faisant de la nourriture une obsession. Cette faim irrésistible qui peut apparaître quand l'apport nutritif est inconstant ou inadéquat, est l'explication avancée pour les conduites barbares observées dans les camps de réfugiés français durant la seconde guerre mondiale. En conclusion, un jeûne complet peut être facilement toléré et même associé à une sensation d'euphorie et de bien-être, surtout si on le compare aux effets d'une nutrition inadéquate.

L'absence de nourriture provoque-t-elle des souffrances ?

Étant donné les inconvénients de la nutrition artificielle, il devient important de voir si l'absence de nutrition artificielle provoque des souffrances. Cette question a été posée dans une étude prospective concernant 32 patients en fin de vie qui ont été admis dans une unité de soins palliatifs. Tous les patients étaient conscients et lucides. Il leur était offert la nourriture ou les boissons qu'ils désiraient et la plupart ont bu ou mangé de petites quantités durant l'étude. Aucune boisson ou nourriture a jamais été imposée. La plupart des patients recevaient des opioïdes pour traiter la douleur et les râles respiratoires ; les doses étaient optimisées afin d'éviter la somnolence. Tous les patients inclus pouvaient constamment communiquer un éventuel inconfort dû à la soif ou à la faim et ont été suivis jusqu'à leur décès. Vingt (63 %) des patients n'ont eu aucune sensation de faim durant l'étude et onze de plus (34 %) ont eu une faim modérée au début de l'étude. Cette étude montre que des patients lucides auxquels on a donné le choix, limitent volontairement leurs apports nutritifs quand le but principal est le confort et l'éviction des souffrances.


Inutilité

L'analyse finale de la rénutrition des patients en phase terminale conduit inexorablement vers une discussion éthique. En 1983, la Commission pour l'étude des problèmes éthiques en médecine et lors des recherches biomédicales a énoncé le principe que les médecins ne sont pas éthiquement obligés d'offrir des traitements inutiles. Une définition de l'inutilité a été proposée par Schneiderman and co. : « le but ultime de tout traitement devrait tendre à une amélioration du pronostic, du confort, du bien-être ou de l'état général du patient. Un traitement qui n'arrive pas à procurer un tel bénéfice devra être considéré comme inutile ». Examinée à la lumière de cette définition, la rénutrition en phase terminale ne répond pas à ces exigences. Il n'y a pas de preuve que la nutrition non désirée en soins palliatifs améliore le pronostic ou l'état général des patients. Au contraire, elle pourrait en réalité réduire leur confort et leur bien-être. Donc, la rénutrition chez des patients en fin de vie est un traitement inutile.

Conclusion

Les décisions de rénutrition en fin de vie peuvent être influencées par des sentiments et des expériences personnelles qui ne correspondent pas vraiment avec ce que l'on sait actuellement sur la fin de vie. Regarder la rénutrition comme un traitement, et non comme une thérapie particulière, permet une approche plus objective de sa valeur en soins palliatifs. Les critères utilisés pour juger les autres décisions thérapeutiques peuvent être utilisés. Il n'y a pas de preuves que la rénutrition prolonge la vie ou diminue les complications chez les patients avec un cancer, une infection, ou une pathologie cardiaque ou respiratoire évoluée. Quoiqu'il n'y ait pas de preuves directes, il semble raisonnable d'affirmer que la rénutrition ne modifiera pas la progression de la maladie chez les patients mourants. L'apport nutritionnel amène aussi des possibilités de complications locales ou généralisées secondaires aux voies d'accès ou à la nutrition elle-même.
L'arrêt d'une nutrition non désirée semble avoir des effets positifs augmentant le confort du patient et son bien-être. L'appétit peut être réduit ou disparaître sans le risque de faim dévorante qui accompagne une nourriture insuffisante. Le confort sera aussi favorisé par la réduction des diarrhées, des sécrétions respiratoires et des émissions d'urine. Quoique ces bénéfices de l'arrêt de la rénutrition soient basés sur des observations et des études de cas, ils semblent concordant avec les effets physiologiques connus du jeûne.

Selon les critères de qualité des décisions médicales, la nutrition non désirée chez les patients en fin de vie est un traitement inutile qui n'améliore pas le pronostic, le confort et le bien-être, objectifs des soins de fin de vie. La nutrition non désirée n'est ni médicalement, ni éthiquement justifiée chez les patients en phase terminale et ne devrait pas être considérée comme un soin de confort en fin de vie.


Nutrition en phase terminale The American Journal of Medecine, december 15, 2000 - Volume 109

Dr Lucien Mias - 2005