esprit du grenier

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Le fonctionnement du système nerveux   images/logoPdf8k.jpg13 pages
 expliqué pas à pas.
Henry Laborit

Ce texte d'Henry Laborit, est une partie du chapitre Trialogue entre un adulte et deux enfants, extrait du livre L'esprit du grenier, éd Grasset, Paris, 1990, 295 p.

«.../... Dans cet ensemble de cellules que constitue un organisme, les cellules doivent communiquer entre elles pour que cet organisme puisse fonctionner comme un tout. Vous savez maintenant qu'elles baignent toutes dans le même "milieu intérieur". Or il existe des groupes de cellules qu'on appelle les "glandes endocrines".

- Pourquoi "endocrines" ?
- Parce qu'une glande sécrète des produits qu'elle a fabriqués et les déverse soit en dehors de la colonie cellulaire (dans l'intestin par exemple, qui est un tube ouvert aux deux bouts), soit à l'intérieur de l'organisme, dans le "milieu intérieur". Votre salive, par exemple, ce sont des glandes dans votre bouche qui sécrètent à l'extérieur : les glandes salivaires. Ces glandes qui libèrent leurs produits à l'extérieur sont appelées "exocrines", "exo" voulant dire "en dehors". Celles qui libèrent en dedans sont appelées "endocrines", "endo" voulant dire "dedans". Donc les produits des glandes endocrines, produits que l'on appelle "hormones", sont déversés dans le milieu intérieur. Véhiculées par le sang, elles vont atteindre les cellules de différents organes et influencer leur fonctionnement. C'est une des façons par lesquelles les cellules vont toutes fonctionner en coopération pour le maintien de la structure de l'organisme entier. On appelait aussi ces hormones "messagères chimiques", ce qui montre bien leur rôle de "transport de messages".

Un autre moyen de coopération est le système nerveux. Un système nerveux, ca ne sert qu'à une chose : agir. Vous vous souvenez que, l'autre jour, nous avions constaté que les plantes ne se déplacent pas, qu'elles ne peuvent agir directement sur leur environnement pour protéger leur structure. Elles sont dépendantes de cet environnement, et voyez comme, l'hiver, elles perdent leurs feuilles et entrent en vie ralentie par le froid jusqu'à ce que le printemps revienne. Elles ne possèdent pas de système nerveux. Elles ne peuvent pas non plus se déplacer à la recherche de leur nourriture et doivent se contenter de celle qu'elles trouvent dans le sol où elles sont fixées. Les animaux, en revanche, même les plus simples, possèdent un système nerveux qui leur permet de se déplacer, d'agir sur leur environnement de façon à assurer leur survie et leur reproduction, donc de protéger leur structure. Mais pour cela, le système nerveux doit d'abord connaître les exigences de la société cellulaire dans laquelle il est placé. Comment peut- il s'y prendre ?

- Eh bien, puisque vous nous avez dit que toutes les cellules de l'organisme baignent dans le milieu intérieur, tout ce qui se passe dans les cellules doit se répercuter sur la composition de ce dernier et c'est lui qui va avertir le cerveau de ce qu'il faut faire !
- C'est cela ! Mais il faut détailler un peu. Ce qu'il faut dire, c'est que les cellules, pour faire correctement leur travail, doivent baigner dans un milieu intérieur dont les caractéristiques sont à peu près constantes. Or vous imaginez que, si vous n'avez pas absorbé d'aliments depuis quelques heures ou quelques jours, il n'y aura plus suffisamment d'énergie circulant dans le milieu intérieur pour alimenter vos petites usines chimiques cellulaires, par exemple. Si vous n'avez pas bu, comme vous avez perdu de l'eau, ce milieu intérieur en manquera, il va se concentrer. Allant alors fonctionner de façon anormale, vos cellules vont libérer des déchets toxiques, comme une voiture fatiguée libère des gaz d'échappement noirs et puants avant de tomber en panne. Tout cela va se répercuter sur la composition du milieu intérieur, et la circulation sanguine, en lui faisant prendre contact avec une région très primitive du cerveau, permettra à ce dernier d'être tenu au courant de ce qui se passe dans l'organisme. Encore n'ai- je pris là que quelques exemples simples.

- Pourquoi une région très primitive du cerveau ?
- Vous posez là une question importante. Pour répondre, il faut que je vous dise tout d'abord que le cerveau de l'homme n'est pas arrivé comme ça sur la Terre. Avant l'homme de nombreuses espèces s'étaient succédé sur planète. Nous avons parlé, souvenez- vous, des êtres unicellulaires, puis pluricellulaires. A partir de ces derniers, le système nerveux s'est progressivement compliqué. Celui des insectes est plus simple que celui des reptiles, par exemple. Pourtant les reptiles possèdent déjà un cerveau qui est au courant de ce qui se passe dans l'ensemble de l'organisme. Ils possèdent pour tout bagage nerveux cette région "primitive" du cerveau dont je vous parlais. Mais au cours des millénaires, des espèces plus complexes sont apparues qui ont ajouté à ce cerveau primitif des formations supplémentaires dont je vous parlerai tout à l'heure. De toute façon, un neurophysiologiste américain appelé McLean a dénommé ce cerveau primitif cerveau "reptilien". Vous voyez maintenant pourquoi.

- Qu'est- ce que c'est qu'un " neurophysiologiste" ?
- La physiologie est la science qui étudie la façon dont fonctionnent les organes et les tissus vivants. La neuro physiologie fait ce travail en se concentrant sur le système (neuro- ) et le neurophysiologiste est celui qui se charge de ce travail. La physiologie fait partie bien sûr de la biologie générale.

- Mais même si les hommes ont un cerveau plus compliqué, est- ce qu'ils ont conservé ce cerveau primitif ?
- Bien sûr, et il est très utile, vous allez vous en rendre compte. En effet, dans cette région primitive du cerveau vont aboutir aussi des informations recueillies par les organes des sens. Vous les connaissez ceux- là ?

- Évidemment, ce sont l'œil, I'oreille, la peau pour le toucher, la bouche pour le goût, le nez pour l'odorat.
- Oui ce sont les principaux : les cinq sens. Et que font ils ces cinq sens ? Ils sont influencés par les variations d'énergie qui surviennent dans l'environnement : énergie lumineuse, sonore, mécanique et chimique pour le goût et l'odorat. Pour ces derniers, ce sont de simples molécules qui les excitent. A partir de ces organes des sens, des nerfs que l'on appelle pour cela sensoriels vont conduire ces informations, comme le ferait une ligne téléphonique quand vous parlez au téléphone, vers le receveur qui sera dans ce cas le cerveau primitif. Vous comprenez alors que ce dernier pourra disposer de deux sources d'information : l'une (le milieu intérieur) qui le renseignera sur l'état de bien- être ou de mal- être dans lequel se trouve la colonie cellulaire organique, I'autre qui le renseignera sur ce qui se passe dans l'environnement.

- Comment va- t- il pouvoir choisir ?
- Il n'aura pas à choisir mais à obéir à l'opinion, pourrait- on dire, de la société cellulaire ; qu'exige-t-elle de lui ?

- Qu'il permette à l'organisme d'agir sur l'environnement de telle façon qu'il conserve sa structure.
- Parfait, vous êtes d'excellents élèves. C'est cela en effet. Pour agir sur l'environnement il faut évidemment savoir ce qui s'y passe et ce sont les organes des sens qui le renseigneront. De cette façon, il pourra agir sur les muscles qui, en se contractant, permettront à l'organisme de se déplacer dans l'environnement, d'agir sur lui. Et vous avez raison d'ajouter : de telle façon que l'organisme conserve sa structure ou, en d'autres termes, qu'il rétablisse l'activité normale des cellules et les caractéristiques normales du milieu intérieur. Tout cela fera "plaisir" à l'organisme. On peut dire ainsi que le système nerveux agit sur l'environnement pour faire plaisir à l'organisme auquel il appartient. Mais vous verrez que ce plaisir peut provenir aussi du fait d'éviter une punition, parce qu'une punition, ça ne fait pas plaisir ; nous verrons tout à l'heure comment on peut éviter la punition.

- Mais ce n'est pas difficile d'éviter une punition ! Il suffit de ne pas faire ce qu'on nous a interdit de faire sous peine d'être punis et de faire ce qu'on nous demande de faire pour être récompensés.
- Oui mais, pour cela, il faut apprendre ce qui peut être fait et ne peut pas être fait. Cela nécessite un apprentissage et donc une "mémoire". La mémoire de ce qui est interdit, autorisé ou conseillé. Or votre cerveau reptilien n'est pas capable de mémoriser. Il faut atteindre les espèces mammifères pour que, par- dessus le cerveau primitif, un autre cerveau vienne s'appliquer et permettre la mémoire des expériences passées, la mémoire de ce que vos parents, par exemple, vous ont interdit de faire ou au contraire ce qu'il vous ont autorisé à faire. Votre cerveau primitif devant le danger, le déplaisir, la douleur, ne vous permet que deux choses : fuir, si vous le pouvez, ou lutter, c'est- à- dire essayer par votre action de faire disparaître de votre environnement la cause de votre déplaisir, de la punition. Ce cerveau primitif est celui qui règle ce que l'on appelle les "pulsions". Elles représentent, vous le comprenez, ce qui pousse le système nerveux à agir afin de rétablir l'équilibre des processus vivants dans la colonie cellulaire organique, quand cet équilibre a été perturbé par l'action de l'environnement. C'est le cerveau qui travaille au présent, sans faire référence au passé, à l'expérience, à la mémoire. Heureusement, en tant que mammifères, nous allons voir que nos succès et nos échecs, nos récompenses et nos punitions peuvent être conservés dans notre cerveau grâce aux mémoires.


LE CERVEAU DES MÉMOIRES.

- Vous dites "des" mémoires. C'est parce qu'il y en plusieurs ?
- Bien sûr. Mais là, il va falloir que vous fassiez très attention parce que cela devient plus compliqué.
D'abord, quand il se passe quelque chose dans votre environnement et que vos organes des sens ont été influencé par cet événement, vous savez maintenant que les systèmes que nous avons appelés sensoriels vont conduire la stimulation qui en résulte vers le cerveau primitif. Mais chez les mammifères un deuxième cerveau va s'ajouter au premier et la stimulation nerveuse va y pénétrer. Elle va parcourir des voies nerveuses bouclées pour revenir ensuite au cerveau primitif.

Mais je m'aperçois que je ne vous ai pas encore parlé des cellules qui forment le système nerveux et qu'on appelle les neurones. Elles ne sont pas faites comme les autres en ce sens que si elles possèdent bien un "corps" cellulaire comme toutes les cellules, elles possèdent aussi des prolongements, des espèces de bras très fins que l'on appelle "dendrites" et un bras très long, mais unique, qu'on appelle l'axone. L'influx nerveux qui résulte de la stimulation va parcourir le neurone dans le sens dendrites- corps cellulaire- axone. Or l'axone se termine par un petit renflement grâce auquel il entre en contact avec un autre neurone, au niveau d'une région qu'on appelle la synapse. Un neurone est une espèce de glande à sécrétion interne (endocrine). En effet, il forme des substances chimiques qui vont se déverser au niveau de la synapse et exciter ou inhiber le neurone suivant. Ces substances chimiques sont appelées "médiateurs" chimiques de l'influx nerveux parce qu'elles servent d'intermédiaires aux neurones pour communiquer entre eux.

- Si nous comprenons bien, en nous rappelant ce que vous nous avez dit sur les hormones, ces messagères chimiques, il s'agit là d'hormones mais spécialisées pour le système nerveux ?
- Vous avez tellement raison qu'on les appelle parfois aussi "neurohormones". Ainsi un système nerveux est constitué par des milliards de neurones, en contact "synaptique" les uns avec les autres, et les influx circulent d'un neurone à l'autre en suivant des voies particulières grâce à la médiation chimique de l'influx nerveux.

Mais quand l'événement qui a stimulé ces voies a disparu, le remue- ménage qu'il a provoqué dans le système nerveux va bien se prolonger quelques instants, vous laissant une mémoire temporaire de ce qui est survenu ; pourtant rapidement tout rentrera dans l'ordre et vous ne vous souviendrez plus de ce qui s'est passé. Cette mémoire temporaire s'appelle mémoire immédiate ou "à court terme". Or pour vous souvenir de ce qui vous est arrivé, il y a plusieurs jours, mois ou années, il faut que l'événement laisse des traces durables dans votre système nerveux. Les traces sont le support de la "mémoire à long terme".

- Mais comment le système peut-il conserver des traces de ce qui a disparu depuis longtemps ?
- Vous savez que lorsque vous attrapez une maladie infectieuse, comme la scarlatine, la rougeole ou la fièvre typhoïde par exemple, vous ne la contracterez plus pour le restant de votre vie. Il s'est donc passé quelque chose dans votre organisme qui fait que vous conservez la mémoire dc votre maladie. Grâce à cette mémoire, vous saurez par la suite vous défendre efficacement. Ce qui s'est passé, c'est que certaines cellules qu'on appelle immunitaires, chargées de détruire les vilains microbes, ont sécrété des substances que I'on appelle "anticorps" et qui garderont la trace de leur passage de façon que vous ne vous laissiez plus surprendre par eux. Mais les vaccins qu'on vous injecte de temps à autre vont stimuler aussi vos cellules immunitaires et leur faire sécréter des anticorps. Ce sont souvent des microbes morts ou peu vivaces, qui n'inquiéteront pas vos cellules immunitaires, mais leur apprendront à reconnaître une espèce de microbes et à conserver la mémoire de la façon de les détruire. C'est pourquoi, bien que la piqûre ne soit pas toujours agréable, elle vaut mieux que d'attraper une maladie qui peut vous faire mourir.
Eh bien, le système nerveux fait à peu près la même chose à l'égard des influx qui le traversent à la suite d'un événement de votre vie. Il fabrique des molécules qui vont le transformer de façon stable, de telle sorte qu'il ne sera plus le même et qu'ainsi transformé, si un événement analogue survient, il saura le reconnaître. Cet événement renouvelé empruntera d'ailleurs à peu près les mêmes voies que le précédent, car la route est déjà tracée. C'est un peu ce que voulait faire le Petit Poucet pour retrouver sa route en la parsemant de petits cailloux.
Vous comprenez que cette mémoire "à long terme" propre au deuxième cerveau des mammifères leur sera bien utile pour éviter de reproduire les erreurs passées, de même que pour répéter les expériences agréables. Elle ajoute au cerveau primitif, agissant dans le présent, le cerveau du passé qui peut alors répondre au présent avec l'expérience favorable ou défavorable de ce qui lui est déjà arrivé. Et cette mémoire est à l'origine de nos émotions, de nos sentiments. L'amour, la haine, la peur, la colère, la joie, la tristesse, etc., tout cela résulte de notre expérience antérieure, de notre mémoire.

- Mais pourquoi avez- vous parlé au début "des mémoires" ?
- Vous voyez qu'il en existe d'abord une à court terme et une à long terme. Mais cela n'est pas le plus important. En revanche, les expériences agréables ne passeront pas par les mêmes voies nerveuses que les expériences désagréables. Ce ne sont pas les mêmes neurones qui seront intéressés, donc pas les mêmes médiateurs chimiques qui seront mis en jeu Ainsi les traces ne se feront pas de la même façon et ne persisteront pas aux mêmes endroits.

Les voies nerveuses impressionnées par les expériences agréables vous pousseront, grâce à la mémoire qu'elles en conservent, à vous faire reproduire l'action qui a abouti à votre plaisir. Celles impressionnées par les expériences désagréables vous pousseront à fuir la cause de votre déplaisir, et si vous ne pouvez pas la fuir, à la faire disparaître par la lutte.

- Mais si on ne peut pas se faire plaisir, qu'on ne peut pas non plus fuir, ni lutter, qu'est- ce qu'il se passe, que va faire le système nerveux ?
- Il va inhiber votre activité dans l'environnement pour tâcher de vous faire oublier. Imaginez que vous êtes un petit rat des champs qui trotine par une belle matinée de printemps dans l'herbe fleurie de pâquerettes. Un faucon rapace et qui a faim arrive et vole au- dessus de vous. Si vous continuez à trottiner, il va fondre sur vous, vous tuer à coups de bec et emporter votre corps dans son nid. Si vous ne bougez plus, il ne vous verra pas et il ira plus loin en quête de sa nourriture ; vous pourrez ainsi après son départ rejoindre votre terrier où vous serez à l'abri. Les neurones qui ont permis que vous inhibiez votre action vous ont sauvé la vie. Cette tactique est bonne quand l'inhibition ne dure pas longtemps.
Mais dans la vie, parfois, elle dure des semaines, des mois, des années. Non que vous restiez sans bouger, mais vous ne pouvez pas réaliser une action particulière, qui vous ferait plaisir. Dans ce cas, ce comportement provoque des perturbations profondes dans tout votre organisme. Vos glandes endocrines vont sécréter des hormones qui seraient utiles momentanément, mais qui à la longue vont détruire votre système immunitaire qui ne vous défendra plus contre les microbes. Si une cellule cancéreuse prend naissance dans votre organisme, votre système immunitaire qui constate qu'elle n'est pas conforme aux autres est capable de la détruire. Si ce système immunitaire est bloqué, la cellule cancéreuse va se multiplier et vous donner un cancer. Ce sont là que quelques exemples de ce qui résulte de l'inhibition de l'action gratifiante, quand cette inhibition dure. Mais elle peut aussi retentir sur votre cœur, vos artères, votre cerveau. Il y a beaucoup de causes aux maladies, voyez- vous En dernière analyse, quand on est "bien dans sa peau" (vous connaissez cette expression), c'est- à- dire quand on peut vivre en agissant de telle façon que l'on peut se faire plaisir et qu'à l'intérieur de cette peau les désordres graves dont je vous parlais n'ont aucune raison d'apparaître, on a beaucoup moins de chances de tomber malade.

LE CERVEAU DE L'IMAGINATION

- Ainsi, quand j'ai envie d'aller jouer dans la rue avec des camarades et que mes parents me l'interdisent parce qu'ils craignent que je me fasse écraser, alors je suis en inhibition de l'action ?
- Vous pourriez l'être si vous n'aviez pas un troisième étage du cerveau, dont je vais vous parler, qui vous permet d'imaginer le moyen d'aller jouer dans la rue sans vous faire écraser.

- Et lequel ?
- Vous n'avez pas d'imagination ? Vous n'avez pas remarqué que, devant la rue à côté de la vôtre, il y a un panneau qui porte la mention "rue barrée" ? Les voitures ne peuvent s'y engager. Il vous suffit d'aller, sans vous faire voir, chercher ce panneau et de le mettre à l'entrée de votre rue pour ne pas craindre les voitures.

- Oui mais les ouvriers s'apercevront vite que leur panneau a été déplacé et ils viendront le reprendre.
- Alors vous tâchez de trouver un panneau de "sens interdit"

- Et si nous n'en trouvons pas ?
- Alors imaginez d'aller jouer aux boules dans le jardin et imaginez que votre jardin représente la rue. L'un de vous peut avec la bouche imiter le bruit d'un moteur de voiture, arriver en courant, et il faudra que l'autre l'évite... Il y a des tas de choses que l'on peut imaginer quand on est un petit d'homme et que l'on possède un cortex imaginant.

- Qu'est- ce qu'un cortex ?
- Ce mot ressemble à "écorce", n'est- ce pas ? C'est en effet la partie la plus superficielle du cerveau, celle qui recouvre toutes les autres, comme une écorce.

- Mais qu'avait-on besoin de ça en plus ?
- Réfléchissez : avec le premier cerveau vous étiez poussés à agir. Avec le second vous pouviez emmagasiner les expériences et agir en connaissance de celles- ci. Mais avez- vous pensé que les sensations qui vous proviennent de l'environnement et qui passent, vous le savez, par vos organes sensoriels pénètrent ainsi en vous par des voies différentes. Vous concevez bien que les voies de la vision ne sont pas celles de l'audition, ou du tact. Ces sensations vont parvenir au cortex dans des régions séparées de celui- ci. Il en résulte qu'un objet pénètre en vous en pièces détachées, celles qui ont trait à la vision, au tact, etc. Il faut bien que ces pièces détachées soient réunies pour que vous puissiez avoir la notion d' "objet". Ce sont des neurones de votre cortex que l'on appelle pour cela cortex " associatif" qui vont les réunir.

Si étonnant que cela puisse vous paraître, un nouveau-né ne peut avoir la notion d'objet. Il faudra qu'il réunisse, au même moment, en agissant sur le même objet, les sensations de couleur, de forme, de poids, parfois de goût et d'odeur qui le caractérisent. Cette réunion, ce sont ses neurones associatifs qui lui permettront de la réaliser dans son cortex. Et ces expériences demandent du temps. Le premier objet qu'il doit apprendre à connaître, vous vous en doutez, c'est lui. Il ne peut pas savoir en naissant qu'il existe dans un monde qui n'est pas lui. C'est pourquoi vous ne vous souvenez pas de vos premières années, ni vous ni personne. Quand un nouveau- né touche son pied avec sa main (il va même parfois jusqu'à se le mettre dans la bouche !), il éprouve une sensation dans sa main et son pied. Ces deux sensations se bouclent dans lui- même. Mais quand il touche le sein de sa mère ou son biberon pour téter, i] s'aperçoit que c'est extérieur à lui. Il lui faut bien deux ans pour se séparer du monde qui l'entoure, pour faire ce qu'on appelle son "schéma corporel".

- Qu'est- ce que ça veut dire "schéma corporel" ?
- Schéma est un mot qui vient du grec et qui veut dire "figure". C'est bien cela : il faut que le bébé se fasse une représentation, une figure de lui- même, limitée dans l'espace par sa peau. Jusque- là, il est dans ce que l'on appelle son "moi- tout". Il est tout pour lui et il ne sait pas que ce qui l'entoure n'est pas lui. Cela aussi s'apprend. Vous voyez comme les mémoires sont importantes dès le début de la vie. Mais, à cette époque, il s'agit d'une mémoire un peu particulière.

- Le cerveau ne fabrique pas des molécules, comme vous nous l'avez dit, qui gardent la trace des expériences ?

- Il fait beaucoup mieux que cela. Il se construit. Un enfant qui vient de naître possède un cerveau qui n'est pas fini. Il a tous ses neurones, mais ceux- ci ne sont pas tous en contact les uns avec les autres. Il manque de nombreuses synapses. Vous savez ce que c'est maintenant qu'une synapse. Or ces synapses vont se construire dans le cerveau du bébé pendant les premières années et elles seront d'autant plus nombreuses que les stimulations de son environnement seront elles- mêmes plus nombreuses et variées. On a quelques exemples de jeunes enfants qui ont été abandonnés à la naissance par leurs parents dans un espace où il n'y avait pas d'humains pour s'en occuper, et qui ne sont jamais devenus des hommes. Ils n'ont jamais appris à marcher ni à parler. Ce sont ce qu'on appelle des "enfants sauvages". Vous devinez l'importance de la façon dont sera entouré un enfant au cours de ces premières années car, quand une synapse a pris naissance, elle demeure pendant toute la vie. Cette mémoire est indélébile.

- Qu'est- ce que cela veut dire indélébile ?
- Ce mot vient du latin delere qui veut dire "détruire - effacer". Cette mémoire ne peut être effacée. Elle participe à la structure même du cerveau. Vous vous souvenez de ce que signifie le mot "structure" ?

- Bien sûr. Il exprime l'ensemble des relations existant entre les éléments d'un ensemble. Et dans ce cas, si nous comprenons bien, il s'agit de l'ensemble des relations (par les synapses) existant entre les neurones qui constituent un cerveau.
- Oui, et l'on peut penser que plus ces synapses seront nombreuses, plus le cerveau sera efficace ensuite pour trouver la solution des problèmes qu'il aura à résoudre. Or tous les mammifères possèdent des neurones associatifs qui leur sont nécessaires pour acquérir la notion d'objet. Mais l'homme possède en plus dans son cortex un système associatif particulièrement développé. Il se situe derrière le front et est constitué par des milliards de neurones qui vont lui permettre d'imaginer. Vous avez remarqué que les singes même le chimpanzé qui est le plus proche cousin de l'homme, ont des fronts fuyants ? Les premiers hommes d'ailleurs qui savaient déjà tailler des cailloux pour en faire des outils ou des armes avaient un front plus fuyant que le nôtre qui s'élève presque droit au- dessus des orbites. Ce sont les neurones cachés derrière ce front qui lui permettent d'imaginer.

- Comment cela ?
- Je vous ai dit tout à l'heure, souvenez-vous, que le monde qui nous entoure pénétrait dans notre cerveau, par l'intermédiaire de nos organes des sens, en pièces détachées. Certains neurones conservent donc la mémoire de la couleur d'autres de la forme, d'autres du poids ou de l'odeur, etc., de l'objet. Si vous avez à votre disposition suffisamment de neurones pour associer la mémoire de la couleur d'un objet, celle de la forme d'un autre objet ou de l'odeur d'un troisième ou du son qu'il émet si vous frappez dessus par exemple, vous pouvez imaginer un objet qui n'existe pas dans la nature : c'est une construction imaginaire.

- Les pots sur l'étagère que nous avons dit être des pots de confiture sans savoir s'ils contenaient de la confiture, vous nous avez appris que nous faisions là une hypothèse. La construction imaginaire dont vous nous parlez maintenant n'est-ce pas aussi une hypothèse?
- Vous avez raison. Mais vous m'avez dit que ces pots étaient des pots de confiture parce que vous aviez appris et vous aviez conservé la mémoire que des pots semblable contenaient de la confiture.
Ce qui vous montre que, pour imaginer, il faut avoir appris. Un enfant qui vient de naître ne peut rien imaginer parce qu'il n'a encore rien appris. Et plus il apprendra, plus il sera capable d'imaginer de choses nouvelles, qui n'existent pas. Mais je vous ai dit aussi que cela ne suffit pas. Il faudra ensuite passer à l'expérimentation et essayer de savoir si votre construction imaginaire peut vous servir à quelque chose et surtout si elle est conforme aux lois qui gouvernent le monde qui nous entoure. Ne vous a- t- on jamais dit qu'il ne fallait pas "prendre vos désirs pour des réalités" ? C'est une vieille formule qui veut dire qu'il ne faut pas prendre vos constructions imaginaires pour des choses réelles, du moins avant d'être passé à l'expérimentation.
Je vais vous donner un exemple. Imaginez un des premiers hommes. Il y avait à cette époque sur la Terre des bêtes sauvages souvent énormes comme les mammouths qui étaient de gigantesques éléphants préhistoriques. Quand cet homme primitif en rencontrait un, lui petit et fragile voyait bien qu'il ne faisait pas le poids, comme on dit. Il avait peur. Il fuyait. Supposez qu'en fuyant il soit tombé et se soit entaillé le genou sur un silex. Seul un homme, avec son cerveau associatif, a pu réunir ces différentes expériences et, constatant que son genou était moins dur que le silex, il a commencé à tailler ces silex, à leur donner des bords tranchants, à les attacher au bout d'un morceau de bois. Il a fait une hypothèse de travail qu'aucun animal n'aurait pu faire. Puis il est passé à l'expérimentation en partant à la chasse avec cette arme. Il a constaté alors qu'il se défendait mieux contre les bêtes sauvages et qu'il se nourrissait mieux car sa chasse était plus fructueuse. Ce fut le premier scientifique procédant par hypothèse et expérimentation. La science, c'est l'homme.


LES COMPORTEMENTS

- Nous sommes un peu embrouillés avec nos trois cerveaux. À quoi cela peut-il nous servir de savoir qu'on les a ? Je suis sûr que nos parents ne le savaient même pas, sans quoi ils nous en auraient parlé.
- Songez que ce que je vous ai raconté depuis le début n'est qu'un dessin très simplifié, mais qui, je l'espère, vous incitera à mesure que vous grandirez à vous intéresser plus en plus aux "sciences du vivant". Je souhaite que vous compreniez que jusqu'à nos jours les hommes se sont avant tout intéressés au milieu physique qui les entourait.
Essayez quelques instants de vous mettre à la place des hommes anciens, voilà seulement quinze à vingt mille ans ils étaient déjà comme nous, avec un cerveau aussi développé que le nôtre, mais ils n'avaient pas d'expérience parce que cette expérience est venue au cours des siècles transmise de génération en génération par le langage ensuite tout près de nous, au fond, il y a quelque trois mille cinq cents ans av. J.C., l'écriture a permis une transmission plus précise. Tout était pour eux sujet d'effroi, choses incompréhensibles. Le tonnerre, les éclairs les tempêtes, I'éruption des volcans, pour ne citer qu'eux ils ne pouvaient les contrôler. Nous ne les contrôlons pas encore. Ils étaient en leur présence...

- En inhibition de l'action...
- Mais oui.

- Ils devaient tomber malades.
- La maladie et la mort étaient pour eux aussi incompréhensibles. Ils pensaient que tous ces phénomènes étaient dus à des dieux, dont il fallait obtenir les bonnes grâces. Ce n'est que très progressivement qu'ils comprirent les mécanismes qui se cachaient derrière ces faits incompréhensibles. Et ce que l'on appelle les "sciences modernes" et tout ce dont nous bénéficions aujourd'hui en venant au monde, protégés que nous sommes du froid, des cataclysmes, de la maladie, ne nous ont cependant pas encore délivrés de la mort. Cette angoisse persiste même si nous ne croyons plus aux innombrables dieux qui peuplaient les mythologies anciennes et qui permettaient d'espérer, donc d'agir.

- Qu'est- ce qu'une mythologie ?
- On désigne par là l'ensemble des mythes propres à un peuple, à une civilisation, à une religion. Et les mythes sont des récits fabuleux, mettant en scène sous forme humaine ou animale les forces incompréhensibles de la nature. Ce sont des symboles et ceux- ci représentent, par une image, quelque chose qu'on ne voit pas. Ils sont très poétiques.

- Par exemple ?
- Eh bien, les bois, les montagnes, les fleuves, les rivières, les Anciens croyaient qu'ils étaient habités par des déesses qu'ils appelaient les nymphes. Le vent dont ils ne comprenaient pas comment il pouvait apparaître était pour eux commandé par un dieu : Éole. Je ne peux vous citer tous les dieux et les déesses de la mythologie, ils sont trop nombreux. Mais les poètes s'en inspirent encore souvent parce qu'avec eux tout est vivant et que l'on préfère avoir affaire à des êtres vivants plutôt qu'à des objets inertes On peut leur parler, les prier, les implorer, les convaincre de réaliser nos désirs ou de ne pas nous créer d'ennuis.

Ce qu'on appelle la physique, qui est la science de la nature celle des objets, depuis les atomes jusqu'aux amas d'étoiles comprend bien aussi le "physique" de l'homme, mais on a longtemps opposé ce physique- là au " moral ", au " psychologique", au "psychique". Le cerveau n'entrait pas dans le domaine des connaissances jusqu'à une date récente. Le cerveau était quelque chose de si compliqué qu'il était impossible de s'aventurer dans son étude. Et pourtant vous comprenez que si vous parlez, si vous imaginez, si vous sentez, si vous pensez, pour tout dire, c'est que vous avez un cerveau pour le faire. Mais les hommes jusqu'à une date récente se sont fort bien accommodés du langage, du "discours sur", sans porter d'intérêt à ce qui leur permettait de discourir, le fonctionnement de leur cerveau.

- Ils ont inventé une mythologie sur eux- mêmes alors ?
- C'est un peu ça en effet. Ils ont donné des noms à ce qu'ils ne pouvaient expliquer. Dans cette mythologie les dieux et les déesses s'appelaient pulsion, joie, tristesse, colère, peur, amour, haine, agressivité, violence, envie, imagination, désir, etc. Les uns étaient favorables et les autres méchants. Mais pour toutes ces choses les anciens hommes avaient aussi des dieux et des histoires souvent fort belles pour les décrire. Avec cette petite histoire simpliste que je vous raconte depuis quelques jours, vous en savez déjà plus sur ce qui fait un homme que tous les savants des époques qui nous ont précédés. En effet les sciences dites "humaines" que sont par exemple la psychologie (qui étudie ce qu'on appelle l'"âme" humaine et la pensée), la sociologie (qui s'intéresse aux relations entre les hommes), l'économie (qui a pour objet la production, la distribution et la consommation des biens matériels dans les sociétés humaines) et la politique, qui organise les gouvernements des États et les relations entre ceux- ci, sont- elles possibles sans l'activité des cerveaux des hommes ? Et croyez- vous que dans l'ignorance de la structure et du fonctionnement de celui- ci on puisse impunément s'engager dans l'étude d'une de ces sciences humaines ?

Le "comportement" des hommes représente la façon dont ils agissent dans l'espace où ils sont situés. Or dans cet espace il y a avant tout les autres hommes. Les relations, les rapports qui s'établissent entre eux se font grâce au fonctionnement de leur système nerveux. Sans lui, pas de sciences humaines, d'où l'intérêt de savoir comment il fonctionne. Avec ce que vous savez maintenant nous allons mieux comprendre, je crois, ces sciences humaines.

- Mais pour le bébé qui vient de naître et qui est encore, nous avez- vous dit, dans son "moi- tout", il n'y a rien dans son "espace" que lui.
- C'est- à- dire que, dans son espace, il y a ceux qui s'occupent de lui, et généralement et avant tout sa mère. Mais il ne le sait pas. Or tout son plaisir à cette époque est lié à des sensations agréables qu'il mémorise et dont l'essentiel lui vient de sa mère: le contact avec elle, son odeur, sa voix, son visage, etc. Mais quand il a réalisé ce que je vous ai dit être son "schéma corporel", souvenez- vous, c'est- à- dire quand il s'est isolé du milieu qui l'entoure et qu'il s'aperçoit que sa mère n'est pas lui, il est inquiet. Quand il découvre l'existence séparée des autres membres de la famille - son père, ses frères et sœurs - , il a l'impression qu'on lui prend l'objet de son plaisir, l'objet auquel étaient liées toutes ses sensations de bien- être, sa mère. Un grand médecin, Sigmund Freud, a dit qu'ayant d'abord découvert le principe du plaisir, il découvre alors le principe de réalité, et il s'aperçoit que la réalité n'obéit pas obligatoirement à ses besoins. C'est à cette époque qu'il découvre les "sentiments", l'amour malheureux pour sa mère puisqu'on la lui prend, la jalousie envers son père, ses frères et sœurs qui participent à ce qu'il considère comme une appropriation de ce qui lui appartient, c'est- à- dire sa mère, sa mère qui se sépare de lui puisqu'elle ne fait plus partie de son moi- tout.

- Vous venez de dire qu'il croit que sa mère lui appartient. Elle est bien à lui puisque c'est "sa" mère.
- Oui mais c'est aussi la femme du père et la mère de frères et sœurs. D'ailleurs je vous ai raconté cette histoire pour que vous compreniez que, dès le début de la vie, on ne peut parler d'"instinct de propriété" comme s'il y avait des régions dans notre cerveau qui nous seraient données avec la vie, qui feraient en quelque sorte partie de notre "structure" originelle et dans lesquelles serait logé un "instinct de propriété". Ce qui existe en réalité, ce sont des voies nerveuses mises en jeu par les expériences agréables et qui sont capables de conserver la trace de ces expériences, d'en conserver la mémoire. Dans ce cas nous essayons de retrouver le plaisir que nous avons connu, de le renouveler. Mais pour cela il faut que l'objet ou l'être qui nous fait plaisir reste à notre disposition. Ce prétendu "instinct" de propriété n'est donc que l'apprentissage parfois très précoce, comme dans le cas que nous venons d'envisager, des relations agréables que nous avons eues avec des êtres ou des objets.

- Mais, en grandissant, le bébé s'apercevra bien que tout ne lui appartient pas ! 
- Vous verrez en grandissant, justement, si vous vous souvenez de ce que je viens de vous dire, que tous les rapports entre les hommes sont malheureusement établis sur cette "notion de propriété" qui n'est pas un instinct mais un apprentissage. J'espère que, l'ayant appris assez tôt vous serez capables, lorsqu'un autre voudra s'approprier un être ou un objet avec lequel vous vous faites plaisir, de vous en détacher et de trouver d'autres objets de satisfaction. Vous allez voir pourquoi dans ce cas vous avez intérêt à faire fonctionner votre imagination afin d'éviter de vous trouver dans la situation que nous avons décrit, d'inhibition de votre action gratifiante.

- Mais si un autre veut me prendre ce qui m'appartient, je me battrai contre lui pour conserver mon objet gratifiant, comme vous dites.
- D'abord rendez- vous compte que rien ne nous appartient. Si l'on vous laissait seul aujourd'hui encore dans une forêt, arriveriez- vous par vous- même à survivre ? Tout ce dont vous avez besoin, ce sont les autres qui l'inventent ou l'ont inventé, et vous en profitez. Même le langage que vous parlez, qui vous permet de communiquer avec les autres, il s'est construit progressivement depuis de nombreux siècles, et ce sont les autres qui vous l'apprennent, qui vous le donnent. Vos idées mêmes, vos opinions, elles viennent bien sûr de votre expérience personnelle progressive des êtres et des choses, mais cette expérience est façonnée par les rapports entre les hommes d'un certain milieu et d'une certaine époque. Ce sont eux qui vous apprennent ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est beau, ce qui est laid, et vous êtes alors persuadé que c'est la vérité. Vos mémoires, puisque vous savez maintenant ce qu'il faut comprendre dans ce mot, sont remplies de tout ce que les autres y ont mis depuis votre naissance. Alors vous croyez que ces idées, ces opinions sont "à vous". Ce ne sont que l'expression de la culture dans laquelle vous avez grandi.


- Qu'est- ce que c'est que la culture ? Ce n'est pas celle des poireaux et des pommes de terre ?
- Ce que représente le mot de culture, dans le sens où je viens de l'employer, c'est l'ensemble des préjugés et des jugements de valeur communs aux hommes d'un certain lieu et d'une certaine époque.

- Que voulez- vous dire par jugement de valeur ?
- Eh bien, les choses sont, elles se contentent d'être, mais chaque individu et surtout chaque groupe d'individus leur attache une certaine "valeur" suivant l'intérêt qu'elles présentent pour son bien- être. Si elles ne l'intéressent pas, elles sont pour lui sans "valeur".

- Alors rien n'a de valeur vraiment ?
- La survie de l'espèce humaine paraît être la seule valeur à laquelle s'attacher, mais pour faire une espèce il faut des individus. L'un et l'autre n'a finalement qu'une seule raison d'être, c'est de survivre. Malheureusement, entre les deux, l'individu et l'espèce, il y a les groupes sociaux. Chacun de ceux- ci a ses propres valeurs et veut les imposer aux autres. Pour cela il n'a trouvé jusqu'ici qu'un seul moyen : les dominer. Nous allons donc voir comment s'établissent les dominances.

Mais notez au passage que les valeurs que vous croyez vous être personnelles, ce sont celles que, depuis votre naissance, les groupes auxquels vous appartenez auront introduites dans votre système nerveux, parce qu'elles sont utiles à la survie des groupes, au maintien de leur structure, même si elles sont dangereuses pour la survie des autres groupes. Chaque individu est alors prêt à les défendre jusqu'à la mort violente, si elles sont opposées ou contraires aux valeurs d'un autre groupe qui veut aussi imposer les siennes. Il trouvera toujours qu'il détient la vérité et que les autres sont dans l'erreur. Or les autres auront un discours différent mais justifié pour montrer qu'ils ont aussi raison.

- Mais tout de même, il n'y a pas un moyen pour savoir si on a vraiment raison ?
- Comme toujours, entre le discours et ce qui peut être une réalité toujours temporaire, il y a l'expérimentation Sinon votre discours, aussi logique que celui de votre contradicteur, n'est qu'une hypothèse, vous vous souvenez des pots de confiture ? Mais vous pensez bien qu'en ce qui concerne les rapports sociaux, dans lesquels interviennent des milliers et des millions d'individus, l'expérimentation se fait souvent par des bouleversements douloureux, violents, qu'on appelle guerres et révolutions. Des millions d'hommes s'opposent à des millions d'autres pour défendre leur conception des rapports sociaux, soit pour conserver ceux qui leur donnent des avantages de propriété, de pouvoir, soit pour acquérir ces avantages quand ils en sont privés. Depuis six mille ans au moins, ces comportements ont fait des milliards de morts.

Vous pensez bien que les individus ou les peuples, pauvres et déshérités, ne peuvent supporter indéfiniment la dominance des riches et des puissants, mais aussi que ces derniers ne vont pas abandonner spontanément leur richesse ou leur pouvoir.
La richesse et le pouvoir, aussi bien pour les individus que pour les peuples, sont liés à la production des marchandises, au commerce de celles- ci et à l'argent que cela rapporte. Il y a peu de temps encore, l'artisan était celui qui créait les marchandises par le travail de ses mains, à son propre compte, aidé parfois par sa famille, des compagnons, des apprentis auxquels il apprenait son métier. Artisan vient de "art", et les objets qu'il créait étaient souvent des objets d'art. Il en faisait peu à la fois et cela lui demandait beaucoup de temps. Mais il éprouvait souvent la joie de faire quelque chose de particulier grâce à son adresse et à la perfection avec laquelle il faisait son métier.
Aujourd'hui les marchandises se font avec des machines que les hommes ne font que surveiller le plus souvent. Mais pour faire des machines, les inventer, il faut des ingénieurs qui ne travaillent plus de leurs mains mais avec leur cerveau, qui traitent des formules de physique de mathématiques, de chimie, d'électronique, etc. Ce sont eux qui sont ainsi devenus, avec les administrateurs qui organisent et gèrent dans leur bureau toutes ces activités nouvelles, les facteurs indispensables de la production de marchandises. Vous comprenez que dans ce type de société dont le seul but est de produire des marchandises, ce sont eux qui vont dominer les autres et qui seront les mieux récompensés de leur travail. Ce seront eux les mieux considérés et les plus respectés, les mieux payés. Si le bonheur dépend de la propriété d'un maximum d'objets gratifiants, ce sont eux qui seront les plus heureux en pouvant se les procurer en plus grand nombre. C'est pourquoi vos parents vous conseillent de bien travailler à l'école, surtout en mathématiques, en physique, en chimie, dans toutes les sciences utiles à la société d'aujourd'hui.

- Mais tous les enfants n'ont pas comme nous la chance d'avoir des parents qui s'occupent d'eux et les rendent heureux. Beaucoup de petits camarades à l'école sont pauvres et vivent mal, et il leur est difficile de bien travailler, surtout que, lorsqu'on ne vous explique pas pourquoi comme vous venez de le faire, il est bien ennuyeux de s'intéresser aux sciences dont vous venez de nous parler.
- C'est pourquoi on parle beaucoup de cette égalité des chances que l'on a bien du mal à réaliser. Vous comprenez d'ailleurs que cette égalité des chances est celle qui permet de devenir inégal, de s'élever dans la société de façon à dominer les autres. Et pour cela il faut faire ce que la société attend de vous, être conforme à son but qui est de produire le plus de marchandises possible, les plus perfectionnées, de façon à les vendre, ici et à l'étranger. La publicité, partout et tous les jours, vous montre les objets que vous devez posséder pour être heureux et bien considéré. Elle permet de vendre plus et de faire marcher le commerce, même si pendant ce temps, dans d'autres pays du monde, des millions d'enfants meurent de faim, couverts de mouches, leur pauvre regard vide d'espoir.

- Mais que pourrons-nous faire quand nous serons grands pour que tout cela change ?
- Pas grand chose si vous êtes seuls. Une révolution peut changer, par la violence, des rapports sociaux; mais si les individus entre lesquels ces nouveaux rapports s'établissent ne sont pas avertis de la façon dont fonctionnent les systèmes nerveux qui permettent de les établir, je pense, et l'"expérimentation" au cours des siècles l'a montré, que rien ne change. Les moyens qui permettent d'établir les dominances peuvent changer, mais les dominances persistent.

Vous qui savez maintenant ce qu'est une pulsion, ce que sont les mémoires et les sentiments dont elles permettent l'expression, ce que sont donc les apprentissages, les jugements de valeur, vous qui savez maintenant comment et pourquoi naît l'agressivité, à quoi peut servir l'imagination, vous saurez douter de vos certitudes et vous apprendrez à vous méfier de ceux qui en ont et à les plaindre. Vous apprendrez à ne pas les tenir pour responsables d'eux- mêmes ni de leurs actes. Vous essaierez surtout de mieux comprendre en sachant que vous ne comprendrez jamais tout. Vous tenterez de ne pas vous heurter violemment aux autres, car ils sont plus nombreux et ne vous pardonneront pas. Cependant souvenez- vous que ce n'est pas parce que des millions d'individus expriment la même erreur qu'elle en devient pour autant une vérité.
Mais avant de vous quitter, je voudrais vous confier la chose que je crois la plus importante. Depuis le début nous avons parlé des atomes, des molécules, des cellules des organes, des systèmes, des individus. Puis nous avons parlé des individus réunis en groupes, en peuples, en États. Vous savez maintenant que ce sont des ensembles formés d'éléments. Ils constituent ce que j'appelle des niveaux d'organisation.
Chaque niveau, vous l'avez compris, constitue les éléments de l'ensemble qui l'englobe. et l'on peut aller ainsi de l'atome à l'espèce humaine sur la planète. Or chaque niveau d'organisation présente un fonctionnement qui dépend du niveau qui l'englobe, et le fonctionnement de chacun d'eux concourt au fonctionnement de l'ensemble. En retour le fonctionnement de l'ensemble, s'il maintient harmonieusement la structure de cet ensemble, protégera du même coup la structure de tous les autres niveaux d'organisation englobés.
Mais dans l'organisme d'un individu, il n'y a pas un niveau d'organisation qui établit sa dominance sur les autres. Cette dernière n'apparaît qu'à partir du moment où l'individu est placé dans un groupe social et à partir des groupes sociaux entre eux. Mais tout se tient et vous avez compris que l'on ne peut prendre connaissance d'un événement à un seul niveau d'organisation sans s'exposer à de grossières erreurs d'interprétation.
Un événement politique est toujours lié à des systèmes économiques qui gouvernent des rapports sociaux. Ceux- ci sont dépendants de la psychologie des individus, qui dépend elle- même du fonctionnement de leur système nerveux, de leur apprentissage et de leurs mémoires, de leurs envies... de leur culture comme nous en avons parlé précédemment. Vous voyez maintenant que prendre connaissance, essayer de comprendre un événement à un seul niveau d'organisation risque de vous faire commettre de grossières erreurs de jugement et en conséquence d'action. Il faut donc autant que vous pouvez le faire et que vos connaissances vous le permettent essayer de placer l'événement dans les systèmes qui l'englobent et rechercher également ses mécanismes dans les systèmes qu'il englobe. Mais dans l'interaction ou, si vous voulez, l'entremêlement de très nombreux facteurs intervenant entre chaque niveau d'organisation auxquels vous attribuez une "valeur" importante ou secondaire, un autre que vous pourra leur attribuer une "valeur" différente. Vous savez maintenant pourquoi et vous serez bien souvent attristés, je pense, de trouver qu'à leur origine vous découvrirez le besoin de domination et d'appropriation des choses et des êtres chez les individus, les groupes sociaux, les États, les blocs d'États. Méfiez- vous même des actions en apparences les plus généreuses, les plus désintéressées. Si elles ne sont pas motivées par la recherche de la dominance, elles le seront pour le bien- être qu'elles procurent à celui qui les réalise, ou pour être conforme à l'image idéale qu'il se fait de lui- même, dans le cadre culturel où il a grandi.

- C'est plutôt triste ce que vous nous dites là !
- Je ne crois pas que ce soit triste, je dirais plutôt lucide, et, si vous y pensez, cela vous permettra peut- être de vous comporter plus aimablement au milieu des autres. Cela vous aidera à éviter la haine et la fureur, la jalousie et l'envie, à vous méfier de vous- même et de vos certitudes. Peut- être même vivrez- vous assez vieux pour voir que devant la destruction systématique des systèmes vivants sur notre planète, destruction à laquelle l'homme n'échapperait pas, celui- ci se rendra compte qu'elle résulte directement de la recherche de la dominance et de la compétition économique. Dans ce cas et par nécessité, le comportement des hommes, de tous les hommes, pourrait changer. Il est probable cependant que, si on leur enseignait ce que vous savez maintenant, avant même d'apprendre la table de multiplication et le problème des robinets (vous connaissez ?), au lieu de les initier à la façon la plus efficace de faire des marchandises, cette transformation serait plus rapide et sans doute moins douloureuse.»

Éditique : Dr Lucien Mias - 10/10/92

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