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Le rôle majeur des émotions  images/logoPdf8k.jpg9 pages  

P. Vernier et J-D Vincent
CNRS, Institut A. Fessard, Gif-sur-Yvette, Science et vie n° 195, juin 96.

C'est dans un bain d'émotions et de sentiments que se développe notre cerveau.Toute la vie, par l'intermédiaire des nerfs et des hormones, il reste soumis aux aléas du corps et du monde qui l'entoure. Ainsi, le cerveau d'un adulte, bien qu'apparemment achevé, demeure en perpétuel devenir. Il le doit à ses capacités plastiques. De fait, sa construction s'opère selon les stricts plans fournis par les gènes. Sa plasticité lui permet néanmoins de conserver un degré de liberté et d'improvisation dans son organisation, en réponse aux sollicitations de l'environnement. C'est ce qu'on nomme l'épigénèse. Elle a, chez l'homme, une importance considérable. Les émotions en sont les maîtres d'oeuvre.

Par l'intermédiaire des organes sensoriels, notre cerveau reçoit des informations sur l'environnement. Celles-ci se mêlent aux messages du corps : la vision d'une table bien garnie n'aura pas le même effet sur un dîneur repus et sur un affamé de plusieurs jours.

Inversement, notre cerveau agit sur le monde par la commande des muscles : leurs contractions coordonnées produisent des actions aussi complexes que planter un clou ou chanter un air d'opéra. Il dirige également, par le biais des hormones et du système nerveux autonome, les émotions qui agitent notre corps. Nos actions seront ainsi colorées par la teinte de nos humeurs.

Les systèmes sympathiques et parasympathiques sont les deux composants du système nerveux autonome. L'un et l'autre, composés de neurofibres, sont antagonistes. Le premier prépare l'organisme à réagir aux facteurs de stress (danger, excitation...). Il est responsable des comportements de lutte ou de fuite. Le second règle les fonctions cardio-vasculaire et glandulaire, la digestion et l'élimination.

Le système limbique est composé d'un groupe complexe d'aires corticales et de noyaux sous-corticaux échangeant des informations par le biais de faisceaux d'association. Il constitue le cerveau émotionnel ou affectif.

   LES CARTES COGNITIVES

Le monde perceptible fait l'objet de représentations conscientes et inconscientes par notre cerveau ou «cartes cognitives».

Toutes les modalités du monde qui nous entoure, des plus simples aux plus élaborées, sont représentées dans ces cartes. Elles sont visuelles, auditives, sensitives, gouvernent la mobilité de la main ou du visage. Elles ne correspondent cependant qu'en partie aux classiques localisations cérébrales des aires sensorielles ou motrices. Plusieurs modalités sensorielles ou motrices peuvent y être associées, de façon variable et transitoire : il existe des cartes pour la madeleine de nos goûters d'enfant, d'autres pour la reconnaissance du visage aimé, etc. Ces cartes suscitent à partir des aires sensorielles des images de rappel, ou "souvenirs" qui ont toutes les caractéristiques des images directes.

Sur le plan moteur, ces cartes rassemblent des stratégies d'actions comportant les prémices d'une situation, les options de réponse et leurs conséquences possibles. Insistons ici sur le fait qu'elles subissent la contrainte du corps, et qu'elles sont placées sous l'emprise des émotions.

Le mot «carte» ne désigne donc pas seulement la représentation, dans le cerveau, d'une partie de notre environnement. Il s'agit plutôt de tout ce que le cerveau sait de lui-même, du monde et des moyens qu'il a de s'y comporter.

Les cartes sont donc en quelque sorte des « chartes » (carta).

Les lois constitutionnelles et fondamentales de l'individu y sont inscrites. Le cerveau est tenu de s'y conformer. On peut aussi les comparer à des «cartes à jouer» dans lesquelles tous les attributs du corps peuvent piocher, partenaires honnêtes ou tricheurs pathologiques. La « partie de cartes » jouée entre le corps en émoi et son environnement variable n'a pas de règles immuables. Les cartes ne sont pas formées d'un ensemble de neurones fixement associés. Les relations cellulaires qui les déterminent changent au cours du temps. De ce fait, les neurones activés dans des territoires séparés doivent être synchronisés et rester actifs le temps nécessaire à leur catégorisation et à leur association. La représentation pourra alors se former, et la décision d'agir sera éventuellement prise. Les mécanismes de l'attention ont pour rôle d'activer sélectivement les assemblées neuronales requises. Or, grâce aux techniques modernes d'imagerie cérébrale, on sait aujourd'hui comment «voir» l'activation simultanée de certaines aires cérébrales : par exemple celle d'aires impliquées dans des processus d'évocation visuelle ou de calcul mental.

Cependant, les cartes cognitives ne se laissent pas facilement saisir par la froide théorisation des «réseaux de neurones».

L'émotion brouille les cartes : le caractère plaisant ou déplaisant d'une expérience donne à chaque représentation sa valeur affective. En outre, la formation des cartes s'accomplit dans la continuité du temps. Elle situe l'activité cérébrale entre passé et futur. La trace du passé se marque dans la forme des cartes, dans la réalité anatomique et physiologique des relations entre les neurones. Les mécanismes fondamentaux impliqués dans la reconfiguration des cartes cérébrales de l'adulte sont probablement très similaires à ceux qui forment les grandes voies neuronales de l'embryon.

  LA FORMATION DES CARTES COGNlTlVES

Le cerveau est un objet historique. Les cartes cognitives n'y naissent pas spontanément. Elles commencent par être tracées, à gros traits, au cours de l'embryogénèse cérébrale, en suivant le canevas des programmes génétiques.

Les neurones qui ont rapidement fini de se diviser se répartissent d'abord dans un nombre limité de segments. En effet, chaque cellule nerveuse a une localisation définie dans les trois plans de l'espace grâce aux informations fournies par des «gènes de position ». Cette division segmentaire donne au cerveau sa forme générale. Elle est très semblable chez tous les vertébrés : on peut donc imaginer qu'elle se traduise par un fond commun comportemental et émotionnel.

Une fois les neurones en position, reste à résoudre le problème du câblage. Celui-ci est assuré par les neurones eux-mêmes. Leurs corps cellulaires émettent d'élégants et fins prolongements : les dendrites et les axones. Les premiers, les plus nombreux, assurent la réception des messages. Les seconds, dont le nombre excède rarement deux, sont quant à eux chargés de l'émission. Les connexions neuronales destinées à former les "cartes cognitives" se mettent en place suivant deux directions principales. L'une est radiale, l'autre tangentielle. Ces deux directions suffisent à dessiner, dans le globe cérébral, nos planisphères personnels, les représentations de l'environnement dans lequel nous vivons. Elles sont comme les axes nord-sud et est-ouest qui orientent les cartes géographiques. La direction radiale relie intérieur et extérieur. Elle est suivie par de longs prolongements de neurones. Ceux-ci unissent nos organes périphériques aux régions profondes du cerveau, puis au cortex sensoriel. Ils forment ainsi de nombreuses voies. Certaines d'entre elles véhiculent les informations élémentaires : c'est le cas de la voie visuelle reliant la rétine au cortex occipital, ou de la voie motrice principale qui plonge du cortex moteur aux muscles.

D'autres associent les noyaux profonds du cerveau aux multiples aires corticales. Leur contribution au contrôle des fonctions cognitives est permanente. Elle n'est cependant pas spécifique d'une modalité sensorielle.

La deuxième direction suivie par les connexions neuronales est tangentielle, parallèle à la surface du cortex. Elle associe entre elles les aires qui reçoivent ou émettent les principales modalités sensorielles et motrices. Chacun de nos cinq sens dépend en effet d'une aire corticale primaire et de plusieurs aires secondaires. Les connexions réciproques de ces régions cérébrales forment les principaux axes de communication entres les cellules qui élaborent la perception et l'action. C'est à partir de ces associations que s'élaborent les cartes cognitives, réseaux simples ou complexes agités par l'activité électrique des neurones qui les composent.

Le voyage des axones vers leur cible est un voyage organisé, animé, poussé par une force génétique intrinsèque. Celle-ci n'agit pas seule : le périple des axones est interactif. Chaque prolongement neuronal est ainsi guidé dans sa progression par les signaux présents sur les membranes externes orientent également la direction des connexions. Elles agissent à la manière d'un parfum, attirant ou répulsif. Au cours de ce voyage, les neurones perdent peu à peu cette innocence originelle qui les rendaient incompétents mais pleins de potentialités. Leur croissance nécessite des choix restrictifs et précis. D'eux dépendent la spécificité et l'organisation des connexions.

Arrivés à bon port, ils cessent leur progression. Dès lors, les synapses se forment : l'information y passera du neurone vers sa cellule cible, le plus souvent un autre neurone. Cette formation des synapses dépend de l'activité réciproque des deux neurones mis en relation. En effet, chez l'embryon et le nouveau-né, les connexions neuronales sont plus nombreuses que nécessaire pour le fonctionnement du système. Les terminaisons utiles seront sélectionnées par l'activité des neurones, souvent par l'intermédiaire de messagers chimiques. Cela contribuera à l'élimination des synapses inactives. Seules les connexions fonctionnelles seront conservées et même renforcées par l'usage et l'expérience.

Les cartes cognitives ne sont donc pas seulement des objets définis dans l'espace du cerveau. Elles possèdent également une dimension temporelle.

La chronologie des excitations et des inhibitions de l'influx nerveux qui les parcourt agit comme un métronome. Elle règle la quantité et la qualité des relations entre cellules. Sans l'harmonisation des signaux émis et reçus, le concert des neurones ne serait que du bruit.

L'espace et le temps gouvernent les représentations de notre monde. Le temps du cerveau est donc multiple : le temps rapide et labile du fonctionnement neuronal n'est pas celui, permanent, de sa construction. Pourtant, l'influence réciproque de l'activité et de la formation du cerveau est la clé de voûte des comportements et des émotions. Les gènes qui déterminent le savant assemblage des molécules constitutives d'un neurone sont quasiment identiques chez tous les animaux. Il en va de même pour ceux qui codent l'ensemble de l'organisation spatiale du cerveau.

Ainsi, chez les mammifères, seuls quelques détails génétiques distinguent le cerveau du rat de celui de l'homme. Ces petites différences ont néanmoins de grandes conséquences. Chez l'homme, le développement du cerveau est en effet plus tardif et plus lent qu'il ne l'est chez tous les autres animaux.

En réalité, la formation de son système nerveux n'est jamais achevée. Cette plasticité donne au cerveau ses capacités d'apprentissage permanent et sa mémoire. C'est cet inachèvement qui permet à l'environnement, à l'expérience, au vécu, d'imprimer une marque personnalisée et de diversifier même le plus élémentaire des comportements.

 LES VOIES DU PLAISIR ET DE LA SOUFFRANCE AU COEUR DE LA  CONSTRUCTION DU CERVEAU

Nous avons assez dit que les cartes cognitives ne sont pas établies dans le cerveau en suivant aveuglément les instructions données par les gènes. Ce que chacun sait du monde passe par le plaisir ou la souffrance qu'il en retire.

Les cartes cognitives sont ainsi nourries par la valeur affective des informations qui leur parviennent. Celle-ci repose sur le fonctionnement de voies nerveuses qui occupent les régions centrales du cerveau, et utilisent des neurotransmetteurs spécifiques.

La récompense du plaisir et du désir est ainsi transmise par la dopamine et par des morphines endogènes (endorphines). La punition de l'aversion, de la souffrance et de l'agression, passe quant à elle par la sérotonine. Ces messagers chimiques ne transmettent pas une information sensorielle précise et rapide comme dans les systèmes visuel, tactile ou auditif. Ils ne sont d'ordinaire pas libérés directement dans les synapses : ils diffusent plus largement et agissent plus lentement qu'un neurotransmetteur classique (d'où le terme de neuromodulateurs dont on les qualifie souvent). Le fonctionnement de ces systèmes est loin des schémas qu'on souhaiterait en présenter. En effet, la multiplicité des récepteurs de la sérotonine rend improbable son action comme univoque. De plus, lors de stimulations répétées et prolongées, la libération des endorphines s'épuise et leurs récepteurs se désensibilisent (l'amplitude de la réponse diminue).

Enfin, la mise en jeu soutenue des voies dopaminergiques sollicite l'intervention d'une rétroaction négative des neurones à Gaba. Ce neurotransmetteur inhibeur freine l'emballement des neurones à dopamine.

Le système noradrénergique (dont les neurones fabriquent la noradrénaline) paraît être impliqué dans les mécanismes du plaisir comme dans ceux de l'aversion. Les neurones à noradrénaline, de même que les neurones à sérotonine, sont localisés dans un petit nombre de noyaux du tronc cérébral. Ils émettent des arborescences si nombreuses qu'ils innervent pratiquement toutes les aires cérébrales. Ces neurones sont activés par toute forme de stimulation sensorielle et particulièrement lors d'un stimulus émotionnel. Ils interviennent dans l'attention et dans la perception globale qu'un individu peut avoir de son espace extracorporel, un peu à la façon de la basse continue dans un concert baroque.

La métaphore musicale souligne, encore une fois, l'aspect intégré des processus passionnels. Il est difficile, voire impossible, d'y distinguer l'affection de l'action. Ainsi, la survenue d'un danger peut provoquer l'activation du système sympathique : elle aboutit dans ce cas à la libération d'adrénaline par les glandes médulosurrénales, corollaire d'un comportement agressif et dominant. La même stimulation peut, au contraire, susciter un comportement de fuite ou de soumission : elle induit alors la mise en circulation d'hormones corticosurrénaliennes.

Dans les deux cas, la libération d'hormones à la périphérie de l'organisme, commandée par le cerveau, affectera, en retour, l'activité cérébrale.

Ainsi, la perception par le système nerveux d'un stimulus agressif ou agréable provoque la mise en jeu des systèmes hormonaux périphériques, qui préparent le corps à une réponse adaptée.

Tout comme l'activité neuronale est capable de modifier le nombre et la force des connexions neuronales -au cours du développement comme chez l'adulte- les neuromodulateurs et les hormones changent aussi la configuration des cartes cognitives. La sérotonine, la dopamine, et la noradrénaline peuvent altérer la croissance et l'activité des connexions interneuronales, renforçant celles-ci et éliminant celles-là.

Des hormones du stress, telles que la corticostérone, peuvent entraîner la mort des neurones dans l'hippocampe, une région cérébrale jouant un rôle crucial dans la rétention et la valorisation affective des souvenirs.

Les hormones sexuelles (oestrogènes et progestérone), produites au cours de la gestation, modifient la forme et les connexions des neurones de l'hypothalamus nécessaires à l'allaitement.

Ces systèmes affinent le modelage grossier des circuits imprimés dans la cire meuble des aires cérébrales.

Au cours du développement, mais aussi tout au long de la vie, les hormones inféodent notre représentation cartographique du monde environnant aux besoins quotidiens. Chez les animaux, elles façonnent les cerveaux du petit mâle pour combattre ou séduire, et celui de la future mère pour prendre soin de ses petits. D'une manière générale, elles permettent au corps d'anticiper une situation.

  L'ENFANT BROUILLE LES CARTES

On a longtemps pensé que le nourrisson avait de piètres capacités perceptives, qu'il ne réagissait que par réflexe aux sollicitations de son corps et des objets alentours. Or, dès sa naissance, le petit de l'homme possède déjà d'étonnantes possibilités pour percevoir son environnement. Il raisonne et théorise sur le monde dès les premiers mois de sa vie.

Cette aptitude à se représenter le monde semble être bien distincte de sa capacité à agir sur les objets. Elle pourrait même être plus précoce. Avec l'âge, en revanche, représentation et action seront souvent confondues.

Chez le nourrisson, de façon plus manifeste que chez l'adulte, le raisonnement barbote dans l'affectif. Chaque signe du monde extérieur est doté d'une connotation qualitative, bonne ou mauvaise. D. Premack fait remonter l'origine de ces concepts moraux à la « connaissance » et aux attentes de l'enfant confronté aux objets physiques. S'appuyant sur le principe de contact, le nourrisson établit une distinction entre l'objet mû par un autre, et celui qui se déplace de lui-même. Ce dernier est interprété par le bébé comme étant doué d' une « intention ».

Cette découverte de l'intentionnalité des objets rend inévitable, chez le nourrisson, l'élaboration d'une philosophie. Celle-ci précède alors l'émergence du langage. Le petit de l'homme serait «philosophe» avant même de savoir parler, comme le furent, sans doute, les premiers hominiens.

Lorsque deux objets doués d'intention agissent l'un sur l'autre, le nourrisson attribue à celui qui engage l'action l'intention d'influencer l'autre «en bien» ou «en mal». Son jugement affectif repose sur une appréciation qualitative du mouvement. Si celui-ci est doux, lent et discret, il sera jugé gentil. S'il est heurté, rapide et brutal, il sera qualifié de méchant.

Les systèmes du Bien et du Mal, à l'oeuvre dès la naissance, sont là pour assurer un partage manichéen du monde. Certains éthologistes y voient également la marque de l'évolution. Le caractère plaisant ou déplaisant d'une situation correspondrait à la réminiscence d'un comportement élémentaire (par exemple la confrontation aux prédateurs, la compétition pour de la nourriture ou pour un territoire, la reproduction).

Bien sûr, la réaction à une situation agressive ou apaisante dépend également du contexte et du statut social de l'individu. Les petits rats, soumis dès leur naissance à l'agression physique et au bruit, restent craintifs et susceptibles tout au long de leur vie.

Dominé ou dominant, le vécu de l'intention forge très tôt le caractère du petit animal.

  LA LECTURE DES CARTES

Cartes du monde, cartes à jouer... il n'est pas d'utilisation du mot «carte» qui ne convienne mieux au cerveau que la plus récente, celle de «cartes à mémoire». En effet, les structures nerveuses opérant la jonction entre les systèmes d'opposition plaisir/aversion et les régions où sont distribuées les cartes, sont aussi celles qui interviennent dans la fabrication des souvenirs et dans leur évocation. Elles correspondent au système limbique.

Deux régions du cerveau sont particulièrement importantes dans l'usage que l'individu fait de ses cartes cognitives. La première occupe la partie frontale et antérieure des hémisphères cérébraux. Lorsqu'elle est lésée, la vie sociale de l'individu s'en trouve perturbée. Le neurologue R. Myers a ainsi montré que des singes chez lesquels il avait réalisé des ablations bilatérales du cortex préfrontal, bien que gardant des capacités motrices intactes, n'entretenaient plus de relations normales avec les autres animaux non opérés du même groupe. Ils ne jouaient plus, ne s'épouillaient plus n'avaient plus de relations sexuelles, ne considéraient plus la hiérarchie. Leur «savoir social» semblait donc perdu. Leurs cartes étaient effacées ou illisibles.

Chez l'homme, les patients souffrant de lésions préfrontales ont peu de troubles apparents. Ils conservent leur intelligence. Cependant, leur capacité à planifier des activités est gravement diminuée. Les processus qui leur permettent de prendre une décision sont perturbés.

Il en va de même pour l'expression et la perception des émotions, surtout dans le domaine personnel et social. Là encore, les patients souffriraient d'une incapacité à lire certaines cartes cognitives et à en reconnaître les couleurs affectives.

La deuxième région du cerveau impliquée dans l'utilisation des cartes cognitives se situe dans le cortex cingulaire (ou cingulum). Les patients dont cette aire est lésée présentent le syndrome de mutisme akinétique. Celui-ci correspond à une perte totale de l'initiative motrice et du langage. Il se traduit par une immobilité complète (bien qu'il n'y ait pas paralysie) et par l'absence de toute réaction émotionnelle.

De fait, le cingulum constitue en quelque sorte la source mobilisatrice de l'individu. Donnant l'impulsion motrice à l'individu, il est en prise directe sur les cartes et les systèmes opposants. Son organisation en circuit pourrait expliquer qu'il puisse, chez certains individus, s'emballer comme un manège infernal. Il ferait alors jaillir des comportements compulsifs que rien ne peut empêcher de se produire.

La région emblématique du système limbique est, sans conteste, l'hippocampe. Cette structure, dont la forme rappelle celle de l'animal marin, permet de comparer l'état du monde à sa valeur affective.

Les données sur l'état du monde lui sont transmises par le cortex sensoriel. Celles qui concernent sa valeur affective lui parviennent par des connexions à double sens avec la matière grise ventrale (noyau accumbens). Par relais successifs, l'hippocampe se projette sur le cortex. Il y contribue à la consolidation des cartes cognitives et affectives. La ronde des influx dans le circuit hippocampique s'accomplit de manière rythmique par périodes de 100 à 200 millisecondes. Ce rythme appelé "théta" paraît activer la formation des souvenirs. Il est particulièrement marqué au cours des phases de rêve : ces dernières pourraient donc intervenir dans la genèse des «cartes».

Pour finir, mettons ces éléments en situation, et faisons entrer tous les acteurs de la confrontation à l'inconnu. Prenons comme exemple les singes étudiés au centre de Primatologie du Wisconsin. De jeunes macaques sont placés dans trois situations : arrachés à leur mère et isolés dans une cage, confrontés à un étranger qui ne les regarde pas, mis en présence d'un observateur qui les fixe. Dans la première situation, le jeune macaque s'agite et émet des cris pour attirer l'attention de sa mère.Dans la deuxième, il se fige pour passer inaperçu. Enfin, dans le troisième cas, il manifeste son hostilité par des aboiements et des mimiques menaçantes.

Un tel ensemble de réponses adaptées n'est possible qu'à partir d'un âge avancé (9 à 12 semaines). Cela témoigne de la nécessaire maturation des structures cérébrales concernées : le cortex préfrontal, le corps amygdaloide et l'hypothalamus. La première de ces structures participe au traitement des informations sensorielles et à l'évaluation du danger. Le corps amygdaloide constitue quant à lui le véritable coeur des processus émotionnels. Il agit en association avec l'ensemble du système limbique. Enfin, l'hypothalamus participe à la libération des hormones stéroïdiennes chargées de préparer l'organisme à se défendre. Dans cet ensemble, le cortex préfrontal fait le point sur la situation. Le corps amygdaloide décide ensuite de la stratégie. Il met en oeuvre la riposte dont l'hypothalamus dirige l'exécution et évalue la réalisation. Plusieurs systèmes de neurotransmission interviennent. En effet, les voies noradrénergiques favorisent l'attention sélective. Les voies opiacées supportent, pour leur part, les comportements affiliatifs (provoqués par l'absence de la mère). Enfin, les systèmes à Goba contrôlent les comportements défensifs. Dans ce dernier cas, le cortex préfrontal droit semble plus indiqué que le gauche. Son activité, chez le jeune singe confronté à un stress, est responsable d'attitudes phobiques qui persistent parfois chez l'adulte (Voir Le diable rêve, in J.D. Vincent, La chair et le diable, Odile Jacob, 1996)

Qu'ils soient isolés de leur mère ou mis en présence d'un étranger, les jeunes macaques du Wisconsin ont peur. Cette peur se reflète dans la scène qu'offre le corps amygdaloïde. Le monde y est perçu à travers la griffe des émotions. Celles-ci donnent un sens à chaque situation au point de constituer un véritable langage qui permet au sujet de dialoguer non seulement avec l'autre, mais aussi avec lui-même.

C'est dans le corps amygdaloide que chacun de nous apprend à associer le plaisir à un objet ou une situation, et à estimer la valeur hédonique d'un stimulus. Cette structure mijote aussi les motifs de la haine et du désespoir. C'est d'elle que nous viendra l'idée de dire : "J'ai aimé et je n'oublierai jamais", " J'ai souffert et je m'en souviendrai"

Mémoire du corps, de la souffrance et du plaisir, l'émotion est aussi celle de l'espèce. Ouvert sur le monde et modelé par lui, le cerveau ému se rappelle ainsi, à chaque instant, le prix de la perception et de l'action.

Toute émotion, tout comportement, a une histoire qui s'inscrit dans le passé de l'individu. Le passé comprend à la fois la manière dont nos gènes ont bâti notre cerveau et l'intégralité de nos expériences vécues. Il serait donc absurde de fonder nos émotions sur une seule de ces deux composantes : déterminisme génétique ou histoire individuelle.

L'existence d'une génétique du comportement repose sur l'observation de comportements « archétypiques », tels que la peur, la fuite ou l'agression. Ils constituent un fond commun à la plupart des espèces animales.

juin 2000
Dr Lucien Mias

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