La
médecine face à
la vie, l'économie, la science... 5
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et le
médecin
intérieur
- Lors d'un séjour en Afrique, le journaliste Normand Cousins rencontra le docteur Schweitzer à son dispensaire de
Lambaréné. Il lui demanda comment il
parvenait à s'entendre avec le sorcier local. Le docteur Schweitzer hésita un instant à
répondre, puis il dit :
- « Vous me
demandez de divulguer le plus grand secret de la médecine
depuis Hippocrate. Mais je vais le faire malgré tout. Le sorcier et moi, nous faisons le
même travail : c'est-à-dire éveiller le médecin
intérieur qu'il y a chez chacun des patients. C'est ce médecin
intérieur qui fait tout le travail. »
LA MÉDECINE ET LA VIE
- Un double mythe ...
- Dans
l'esprit du grand public l'augmentation de l'espérance de
vie à la naissance est due aux progrès des
sciences médicales.
- Comme on ne
peut arrêter le progrès scientifique,
l'espérance de vie et la longévité
moyenne ne cesseront d'augmenter.
- L'espérance de vie à la
naissance a augmenté, lentement certes, avant même
que les sciences médicales fassent des progrès
décisifs. Les
progrès sont plus en rapport avec
l'élévation du niveau de vie qu'avec la pratique
médicale.
- De la conquête romaine à 1900, on
estime qu'elle est passée, en France, de dix-huit
à quarante sept ans.
- Les grandes épidémies, qui
ravagèrent l'Europe jusqu'au milieu du XIX°
siècle, disparurent avant même l'ère
pastorienne.
- Paradoxalement, c'est
à partir des
années 1945-1950, au moment ou le progrès des
sciences médicales s'accélèrent, que
le gain d'espérance de vie ne progresse presque plus.
- Alors que dans les premières
décennies du siècle on avait gagné en
moyenne quatre ans d'espérance de vie tous les dix ans,
entre 1950 et 1960, le gain tombe à un ou deux ans dans les
pays têtes de file.
- Parallèlement, les taux moyens de
mortalité ne baissent presque plus ou parfois remontent
légèrement.
- Une mortalité stable
- Aujourd'hui, un sujet de 60 ans dans les pays
occidentaux industrialisés, n'a gagné, par
rapport à son semblable de 1900, que un à deux
ans d'espérance de vie. C'est donc avant tout la
réduction de la mortalité infantile qui a
augmenté l'espérance de vie depuis le
début du siècle.
- Dès lors la question se pose de savoir si
cette réduction est en rapport ou non avec
l'activité médicale.
- Des études
réalisées on note qu'aucune corrélation n'existe entre
la densité médicale et la mortalité
infantile dans l'ensemble des pays d'Europe
- Même à niveau
économique comparable la mortalité infantile des
pays européens ne semble pas influencée par le
nombre de médecins.
- Par contre, une
corrélation très significative existe entre le
produit national brut par habitant et la mortalité infantile.
- De 1870
à 1930, c'est dans les classes les plus
défavorisées économiquement et
culturellement que la
consommation médicale par habitant fut la plus basse et le
gain d'espérance de vie le plus élevé.
- Pour ce qui concerne la quantité de
vie, on peut donc supposer que son augmentation est plus en rapport
avec le niveau économique global des nations qu'avec le
niveau de la consommation médicale.
- Dans une nation, à l'échelon
statistique, collectif, l'espérance de vie à la
naissance dépend plus des adductions d'eau, du
tout-à-l'égout et de la productivité
agricole que de la consommation de médicaments et d'actes
médicaux.
- La
médecine est là pour protéger et
améliorer la qualité de la vie de chaque
individu... ce que les économistes
et les statisticiens ont tant de mal à quantifier,
à comptabiliser. L'espérance de vie à
l'échelon de la nation ou du continent, n'est pas son
affaire.
- L'exemple de la tuberculose.
- Elle a régressé bien
avant la découverte des antibiotiques, qui n'a
donc pratiquement pas eu d'incidence démographique.
- Mais, du point de vue individuel, les
antibiotiques ont été une grande
conquête.
- Avant les antibiotiques, un diagnostic de
méningite tuberculeuse était, chez un enfant ou
un nourrisson, un arrêt de mort. Maintenant, tous les cas de
méningite tuberculeuse devraient guérir. Or cette
mort était une des plus affreuses pour l'entourage,
puisqu'elle frappait un être jeune sur qui reposait tant
d'espoir. La tristesse et les larmes épargnées
à quelques milliers de mères ne se retrouveront
jamais dans les statistiques.
LA MÉDECINE ET
L'ÉCONOMIE
- Passé le stade de lutte contre les
épidémies, l'augmentation de la
longévité ne doit rien aux médecins et
à la recherche médicale,
malgré une augmentation continue des efforts financiers.
- Le modèle de soins biomédicaux ne
joue qu'un rôle limité sur le niveau de la
mortalité : il n'explique qu'entre 10 et 20 % des
progrès accomplis dans ce domaine depuis les
années 1950.
- Même s'il permet dans une certaine limite
de retarder l'entrée en incapacité, de diminuer
la gravité des déficiences et de
protéger la qualité de la vie, son rôle
dans «la santé » est
surdéterminé.
- Une bonne
politique de santé ne consistera pas
nécessairement à renforcer le système
de soins, d'autres actions extérieures au système
sanitaire proprement dit peuvent avoir un effet plus efficace sur la
santé.
- Ce sont les collecteurs d'égouts et le
lavage des mains qui ont éradiqué la
typhoïdeÉ
- La lutte contre le cancer du poumon (tabagisme,
amiante), contre l'alcoolisme, les toxicomanies, les accidents... est
menée non sur le plan médical, mais sur le plan
social.
- Les charges de l'assurance maladie augmentent,
mais ce qui augmente le plus, ce ne sont pas les actes
médicaux élémentaires consultations et
visites (où se vit la relation médicale, la
rencontre de deux personnes), ce sont les actes techniques,
à savoir les actes de radiologies et les analyses de
laboratoire. Or ce sont justement ces actes qui, avec l'hospitalisation
coûtent le plus cher. En outre,la moitié des
médicaments achetés ne sont pas
consommés.
- Le médecin actuel se trouve devant un
dilemme : sa vocation est de consacrer son temps et sa personne
à améliorer, sinon à sauver, la vie de
ceux qui lui font confiance ; confiance relative car ses clients
exigent de lui l'utilisation des progrès techniques... dont
la consommation augmente les dépenses.
- L'augmentation des dépenses de soins
n'est nullement en rapport avec celle de la
longévité moyenne, indice relatif de la
santé collective d'une nation.
- Autrement dit, il faut dépenser toujours
davantage pour soigner les gens.
- La productivité de l'activité
médicale décroît au fur et à
mesure que se développe le progrès technique !
- « Si
notre santé est parmi les plus chères, il lui
reste à faire la preuve qu'elle est parmi les meilleures.
» J.-C. Stéphan, 1983.
- Le mythe de
l'éternelle jeunesse (forme moderne des vieux
mythes du paradis perdu et de l'âge d'or) a
été dénoncé par le
bactériologiste R. Dubos,
dans Le Mirage de la santé, car
l'absence totale de maladie et de lutte est incompatible avec la nature
même de la vie.
- Aussi, toujours selon Dubos, peut-on se demander si
la revendication d'une bonne santé ne
dégénère pas rapidement, elle aussi,
en aberration mentale.
- N'est-ce pas illusoire de proclamer que
l'état de santé actuel est le meilleur qui ait
régné au cours de l'Histoire, lorsqu'un nombre
toujours croissant d'individus doit avoir recours aux drogues et au
médecin pour affronter les problèmes de ta vie
quotidienne ?
- C'est sans doute la survivance en l'homme du
XX° siècle de la pensée magique qui est
à l'origine de cette surconsommation médicale,
illusoire, immotivée, dénoncée par
tous, mais profitable à diverses branches de l'industrie.
- Pour Michel
Foucault, « la santé comme valeur a pris,
dans la société industrielle, la place
qu'occupait autrefois dans les sociétés agraires
et féodales, le salut.»
- Chacun sait et répète qu'une
bonne partie des médicaments consommés sont
inutiles, de même qu'une partie des interventions
chirurgicales et des examens de laboratoire.
- Mais qu'adviendrait-il si brusquement on
réussissait à réduire de
moitié la consommation de produits médicaux ?
- Tout simplement une catastrophe pour nombre
d'industries prospères.
- Pour quelle raison, tant qu'elle n'est pas
néfaste, freinerait -on plus la consommation
médicale que la consommation d'automobiles ? C'est
à chacun de prendre ses responsabilités.
- Mais comment prendre ses responsabilités
sans être informé ?
- L'information médicale actuelle ne fait
qu'entretenir les mythes, la croyance aux miracles de la science et de
la technique.
- Un slogan en faveur d'un tranquillisant
était présenté ainsi il y a quelques
années : «Dédramatise la vie
quotidienne ; détend l'esprit et le corps ; chasse
l'appréhension ; procure la quiétude ; calme
l'irritable, rassure l'anxieux, libère l'émotif.
»
- Quel médecin oserait priver ses
clients de la pilule du bonheur ?
- Tout se passe comme si le mythe de la
santé était une source inépuisable de
richesse, dont il faudrait organiser au mieux l'exploitation.
- Le médecin est maintenant
dépassé par des processus sociaux contre lesquels
il lui est impossible de se défendre. L'avenir n'est plus
entre les mains de la médecine, mais entre celles de la
technocratie.
- La question n'est plus : en quoi
l'activité médicale peut-elle au mieux concourir
à la santé de la nation ? Mais bien
plutôt : quelle doit être la part de la
consommation d'hygiène et de soins dans la consommation
totale ?
LA MÉDECINE ET LA
SCIENCE
- Il arrive parfois que la science devienne magie et
que la magie devienne science.
- Un des maîtres de la clinique
française osait guérir les verrues en leur
opposant une certaine dose de ce qu'il appelait le « mauvais
oeil » ; d'autres les font dessiner aux enfants !
- Survivance cachée de la magie qui donne
l'occasion de retrouver dans la magie une possibilité de
progrès scientifique.
-
- La magie naît de
l'angoisse humaine face au monde inconnu et menaçant. Elle
est l'expression du désir de dominer les puissances hostiles
et de la croyance en la réalisation de ce
désir.
- La science aussi est née
du même désir mais, contrairement à la
pensée magique, la pensée scientifique critique
par l'expérience l'efficacité de ses moyens et la
validité de ses théories.
- Comme le progrès scientifique
accroît, avec nos connaissances, la somme de nos ignorances,
la pensée magique reste une constante,
irréductible semble-t-il, de l'attitude mentale de
l'humanité.
-
- La médecine,
née de la peur de la maladie et de la mort est pendant de
longs siècles, restée en dehors du courant
scientifique, l'homme ne sachant comment étudier sa propre
personne, objet d'étude bien plus complexe que le monde
inanimé.
- Incapable
de progresser en considérant l'homme dans sa
totalité la médecine prit le parti d'imiter les
sciences fondamentales et de ne considérer que certaines
structures, les organes, les tissus, les cellules, les
molécules, dont le corps humain est composé.
- Cette méconnaissance systématique
d'une partie de la réalité humaine devait
tôt ou tard la livrer, dans une certaine mesure, à
la pensée magique.
- Devant un état pathologique qui le
déroute et l'angoisse, le
« médecin savant », savant en physique
et en chimie, mais ignorant en psychologie et en sociologie, ne peut qu'adopter une attitude magique : demander le plus grand nombre possible
d'examens de laboratoire, prescrire une grande quantité de
médicaments.
- Il ignore que, par ses prescriptions et ses
demandes, il poursuit un double but, :
- conscient et rationnel, qui est la
guérison du malade ;
- inconscient et magique, qui est l'apaisement de
son angoisse née de l'échec de son
désir de toute-puissance.
- La
solution n'est pas trouvée dans une attitude scientifique de
réflexion, de doute ou d'aveu d'impuissance, mais dans une
attitude magique de fuite en avant.
-
- Considérer toute la
réalité humaineÉ
- Il ne peut donc y avoir de médecine
scientifique sans une prise en considération effective de
toute la réalité humaine actuellement connue et
ce aussi bien au niveau de la recherche que de l'enseignement.
- Souvent,
« la
médecine technicienne neutralise le dialogue de deux
personnes, pour le réduire au dialogue de la maladie et de
la médecine »
N. Bensaïd, 1979.
- La formation des médecins depuis vingt
ans les rend mal adaptés à leur art et plus
menacés de succomber à la pensée
magique que leurs prédécesseurs.
Sur le plan thérapeutique,
l'attitude magique, intéressante pour l'industrie, se
traduit par la recherche forcenée de médicaments
nouveaux qui, comme leurs prédécesseurs, ne
seront promus efficaces que pendant un temps, cinq ans environ. Il faut
les prendre « tant qu'ils guérissent » !
NOS POUVOIRS INCONNUS
- Dans toutes les pratiques magiques de
guérison ou de mort, deux croyances au moins se rencontrent,
celle du sorcier en son propre
pouvoir et celle du malade en la puissance du sorcier.
- Les observations des anthropologues nous ont
révélé que toutes ces pratiques sont
souvent efficaces, pour le bien comme pour le mal, elles nous ont
montré aussi que, dans certaines cultures, la croyance peut
à elle seule provoquer de profonds bouleversements
biologiques pouvant aboutir à la mort d'un sujet
rejeté par la communauté.
- « Le système de soin est une
construction symbolique. Les mythes sont omniprésents dans
la pensée humaine. L'anthropologie, l'ethnologie, la
sociologie, la psychanalyse reposent sur des mythes fondateurs.
Pourquoi les sciences et leurs techniques
échapperaient-elles à cette
réalité ? Chaque "thérapeute", qu'il
soit médecin ou non, a élaboré son
propre système de référence, en
fonction de son histoire, de son éducation, de sa culture...
et chacun tient à sa version particulière. Les
alliances thérapeutiques se créent sur ces
visions du monde. "Cette navigation vigilante est un
défi " (Pascal
Prayez). En
effet, il s'agit d'éviter les écueils de la
toute-puissance de la pensée qui transpire des querelles de
clocher.» Marie Rajablat, Voyage au coeur
du soin, La toilette, Éditions Hospitalières,
Vincennes, 1997, 111p
- En médecine, l'utilisation
expérimentale des placebo
équivaut à l'emploi d'un
procédé magique à des fins
scientifiques.
- Dans ce cas, la croyance du médecin
n'intervient même pas dans l'effet thérapeutique,
seule la croyance du malade en la puissance illusoire en soi, de ce
pseudo-médicament confère au placebo une
efficacité réelle.
- Ainsi, paradoxalement, la médecine, qui
risque de voir s'arrêter ses progrès chaque fois
qu'elle adopte une attitude magique, trouve une excellente occasion de
progrès dans l'étude scientifique de la magie
qui, dès lors, se trouve, comme objet de recherche,
incorporée à la science.
- La médecine, en tant qu'application
à l'homme malade des données de la science,
restera toujours un art, mais la science médicale
n'acquerra définitivement son statut scientifique qu'au prix
d'une véritable révolution dans les esprits.
- La situation inconfortable de la science
médicale, entre le modèle physico-chimique, qui
ne lui est pas totalement adapté, et un modèle
spécifique qui est à inventer, explique certains
faits qui font sourire les représentants des autres
sciences.
- La première chose qui frappe
à la lecture des revues médicales, c'est
l'assurance avec laquelle sont avancées certaines
vérités qui sont rien moins que
démontrées scientifiquement et chaque
fois la « vérité » du moment
est assenée sans le moindre doute.
- À quelques
années de distance, des faits strictement opposés
sont affirmés avec une égale autorité.
- Il y a cinquante ans, parler de phlébite
à propos des embolies pulmonaires était presque
sacrilège, il n'était question que
d'artérite pulmonaire. Dix ans plus tard, c'est l'inverse
qui était enseigné. Que dire des rapports de
l'athérosclérose ou de la
cholestérolémie avec le régime ? Et
pourtant combien de malheureux n'a-t-on pas
persécutés avec des régimes sans doute
inutiles, mais qui sûrement n'amélioraient pas la
qualité de leur vie.
À l'hôpital,
l'étude de l'homme entier et vivant, mais malade et mortel,
est pour le chercheur médical une
expérience psychologique sans commune mesure avec celle que
vit le biochimiste étudiant l'A.D.N. sur des
micro-organismes, dans le calme du laboratoire.
- Ce n'est
sans doute pas un hasard si la plupart des grandes
découvertes qui ont bouleversé la
théorie et la pratique médicales furent dues
à des chercheurs fondamentalistes qui ne pratiquaient pas la
médecine et qui souvent n'étaient même
pas médecins. L'exemple le plus
célèbre fut celui de Pasteur.
- Le médecin qui ne croit pas
à son pouvoir de guérisseur est son propre ennemi
et celui de ses patients. Ce pouvoir est mesurable par la
technique des placebo !
- « L'homme
a encore besoin de miracles et de magie.
- Lorsqu'il est
atteint d'une maladie chronique ou incurable, il a surtout soif d'une
compassion et d'une psychologie que ne possèdent pas
toujours les médecins les plus instruits. En de telles
occurrences, en effet, le patient souhaite, à nouveau, la
sympathie.
- Cela ne signifie pas
que le praticien ne doit pas avoir des connaissances
sérieuses remises à jour
régulièrement. » Paul Milliez
- « Plus que jamais le médecin doit
savoir être guérisseur, sans rien perdre pour
autant de sa technicité » J.-P. Levy, 1991.
- Et c'est ainsi
que les clowns du " rire-médecin " font monter le taux des
lymphocytes T, dans les services cancérologiques...
- Des médecins nouveaux sont à former
pour éviter qu'ils n'aient la dimension du Dr Schweitzer "éveiller le médecin
intérieur" ...que lorsqu'ils
prennent la retraite !
- La nouvelle médecine sera plus difficile
à comprendre et à pratiquer que notre
médecine dite scientifique, elle demandera une formation
encore plus sévère, tenant compte à la
fois du savoir et de la personnalité des candidats.
- « L'imbrication
du physique et du spirituel, du physiologique et du psychologique, leur
réconciliation dans l'acceptation de leurs
spécificités respectives comme de leurs
interactions commencent à faire apparaître un
concept qui se révélera riche de bien des
promesses : le concept d'interdépendance, le raisonnement en
termes de lien et non d'opposition, le ceci et le
cela et non le ceci ou le cela qui rejette, oppose, exclut.
» Les Prix Nobel 1989
- 28 septembre 1994
Dr Lucien Mias
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