Boris Cyrulnik,
psychiatre, éthologie
clinique,
Hôpital de Toulon-La-Seyne.
Boris Cyrulnik est l'auteur de plusieurs ouvrages
argumentés passionnants qu'il est recommandé de lire pour
"grandir": Mémoire de singe et paroles d'homme, La
naissance du sens, Sous le signe du lien, L'ensorcellement du
monde, Et d’autres encore depuis...
Le texte ci-dessous, issu de Les nourritures affectives, est l’extrait partie qui concerne le vieillissement.
« .../...
Les animaux, eux,
n'ont pas d'histoire. Mais nos observations à leur
sujet en ont une : depuis les années soixante, les
vétérinaires voient apparaître dans
leurs consultations des chiens très
âgés, abattus, qui font sous eux, mangent leurs
excréments et se désintéressent du
monde. C'est dans les empreintes de leur enfance que l'on trouve les
causes de leur démence sénile !
Si l'on raisonne en termes de cause à effet,
dans des tranches de temps isolées, on va chercher dans le
cerveau du chien l'altération corticale expliquant son
déficit comportemental. Et on va la trouver.
Mais si l'on
introduit le temps dans cette observation, en demandant
aux propriétaires de raconter la vie de leurs chiens, on
découvre que les animaux qui composent la population de
déments sont ceux qui ont été les plus
anxieux et les plus inactifs au cours de leur vie. Les vieux chiens
confirment l'hypothèse de Baudelaire : c'est dans une
manière de vivre précoce, bien
antérieure à l'expression du trouble, qu'il faut
chercher une cause importante de la défaillance cognitive du
vieux chien retombant en enfance.
Le problème de la vieillesse en milieu
naturel est vite réglé.
Chez les animaux sauvages, la vieillesse est si
brève que la mort fait son oeuvre selon deux
scénarios : l'usure suraiguë ou l'accident mortel.
Immédiatement après l'acte sexuel, les saumons
mâles vieillissent à une vitesse
étonnante, comme si l'événement sexuel
avait libéré chez eux une sorte d'hormone du
délabrement. Ils ralentissent, s'immobilisent, perdent leurs
écailles et leurs mécanismes de
défense. En quelques jours, leur chair part en lambeaux et
ils meurent.
Pour devenir un beau vieillard mieux vaut avoir
vécu jeune longtemps... et si possible dans une
société solidement structurée
Chez les mouflons, le vieux mâle dominant
manifeste peu de signes d'usure : quelques dents
érodées, quelques blessures
cicatrisées. En revanche, il est souvent
contesté. Un jour, un jeune le domine à coups de
cornes et prend sa place. Le vieux mâle s'éloigne
du groupe, s'isole, se désocialise, se
périphérise, mange moins, dort moins et, surtout,
manifeste des conduites d'échec : il se blesse aux branches,
anticipe moins ses sauts sur les rochers, multiplie les faux-pas sur
les parois et les sentiers, jusqu'au jour où l'accident,
devenu prévisible, le précipite dans une chute
mortelle.
En milieu domestique, en revanche, quelque chose
ressemblant à la vieillesse humaine apparaît.
Le biotope domestique n'élimine pas les
animaux devenus vulnérables.
C'est pourquoi l'on peut observer des vieux cochons
athéromateux, des chiens hémiplégiques
et des chevaux rhumatisants. Mais l'information éthologique,
qui confirme le palimpseste de Charles Baudelaire (Note : Palimpseste, du grec
palimpsêstos, gratté de nouveau : parchemin
manuscrit dont on a effacé la première
écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte.), c'est que les facteurs de
vieillesse mentales de ces animaux domestiques se mettent en place
durant leur jeunesse. Lorsque leur espérance de vie devient
trois fois plus longue, les sécrétions hormonales
du cerveau, stimulées par le milieu, multiplient leur taille
et leur poids par trois. Ils prennent une morphologie plus ronde,
rondeur qui est un bon indice de juvénilisation ; elle
prouve que les potentiels génétiques de
l'organisme s'actualisent mieux et plus longtemps dans un monde humain.
D'autres signes de juvénilisation sont
repérables.
En milieu naturel, les animaux cessent de jouer
après le maternage ou après la
puberté, leur comportement se fixe et tout changement de
milieu provoque la mort par stress. En milieu domestique, en revanche
l'animal poursuit ses jeux jusqu'à un âge
avancé, prolongeant ainsi ses apprentissages et restant
malléable.
On constate aussi que les animaux sauvages, par
opposition aux animaux domestiques, se laissent rarement aller au
sommeil paradoxal (le sommeil à rêves) qui a
notamment pour fonction l'apprentissage et l'assimilation des
événements récents. Le
sommeil paradoxal, qui provoque un relâchement musculaire
complet, ne peut se produire en dehors d'un sentiment de
sécurité. C'est pourquoi les vaches des
Pyrénées se laissent entraîner dans le
sommeil paradoxal lorsqu'elles dorment à
l'étable, mais restent constamment vigilantes et ne dorment
que d'un oeil dans les pâturages.
Il ne faudrait pas en conclure pour autant qu'une
enfance sécurisée (animale ou humaine) donnera
une vieillesse heureuse. Un milieu sécurisant favorise
l'actualisation psycho-biologique des promesses
génétiques.
Mais l'excès de
sécurité a un effet engourdissant qui transforme
toute stimulation en angoisse : une sécurité
angoissante, en quelque sorte.
Comme l'écrivait Flaubert dans
Salammbô : « En augmentant leurs assurances, on ne
faisait qu'augmenter leurs souffrances. » L'action et le
triomphe sur l'angoisse ont un effet euphorisant, comme on peut le voir
chez les proies qui se mettent à jouer après
avoir échappé au prédateur. Bref, il
faut un milieu sécurisant pour exécuter le
programme génétique, et il faut un milieu
stressant pour l'optimiser.
Un milieu humanisé facilite le
développement du programme, mais n'en permet pas toujours
l'optimisation : lacune qui provoque l'apparition de maladies de la
dégénérescence, car, comme
l'écrit Spitz dans De la naissance à la
parole, « il n'y a pire stress que l'absence de
stress ».
La vieillesse
animale pourrait poser aux hommes la question suivante : en quoi
l'enfance détermine-t-elle certains traits de la vieillesse ?
Sur le plan organique, il semble que l'on puisse
établir des corrélations entre les
événements biologiques infantiles et la
vieillesse vécue.
La puberté et l'écologie sont
les deux facteurs biologiques qui déterminent la
qualité biologique de la vieillesse. Plus la
puberté est précoce, et plus la durée
de vie sera brève ; les souris, dont la sexualité
est précoce, deviennent précocement vieilles et
meurent tôt, alors que les tortues ou les carpes, dont la
puberté est tardive, sont vieilles tardivement. De
même, plus le métabolisme est lent, et plus
l'usure sera lente. Le fait que cette maturation soit
programmée génétiquement
n'empêche pas l'écologie d'en modifier les
rythmes. Le fibroblaste (cellule de soutien de tout tissu vivant),
programmé pour se diviser soixante-cinq fois avant de
mourir, peut réaliser ce programme plus ou moins vite selon
son écologie.
C'est ce qui explique peut-être
l'existence de gisements de vieillards : le Caucase ou le Cachemire
sont riches en beaux spécimens qui, paraît-il,
entreprennent à cent quarante ans la construction de leur
maison ! La juvénilisation de nos
sociétés, que les sociologues critiquent
tellement en disant que, pour la première fois dans
l'histoire humaine, les vieux s'identifient aux jeunes, provient de la
lenteur actuelle de nos développements, donc de la
prolongation possible de nos apprentissages. Tous ces adultes
juvéniles, si peu responsables, à la
naïveté touchante ou au narcissisme irritant,
feront de beaux vieillards. Mais la dimension humaine introduit un
univers sémantique qui change radicalement les conditions
d'existence.
Dans les sociétés en ruine, les
enfants affamés prennent un visage de petits vieux ; ceux
qui travaillent deviennent très tôt adultes,
perdant leurs joues rondes et leur regard étonné.
Si les sociétés de l'Occident
moderne produisent de beaux vieillards, c'est parce qu'en
juvénilisant les adultes, elles stimulent et entretiennent
leurs corps et leurs esprits.
Mais si la plupart des beaux vieillards se trouvent
dans le Caucase et le Cachemire, c'est moins à cause du bon
air de la montagne, du yaourt ou de la température basse qui
y règne, que parce qu'on y trouve des
sociétés pauvres profondément
structurées par un mythe.
Le mythe, récit social qui harmonise
un groupe, donne sens au moindre geste et l'imprègne
d'histoire, a un effet biologique sur l'actualisation et l'optimisation
de nos potentiels génétiques. C'est pourquoi,
lorsqu'on observe un fait, il faut observer aussi le récit
de ce fait. Je me pose donc la question : comment l'effet palimpseste
se manifeste-t-il chez l'homme, et quel récit en fait-on ?
La clinique abonde en exemples illustrant
à quel point les âgés retombent en
enfance. Mais en vérité, les
âgés ne retombent pas en enfance : le
palimpseste fait simplement retour lorsqu'ils ne réussissent
plus à s'arrimer au milieu qui les entoure, pour des raisons
mythiques, économiques ou affectives, ou qu'ils
déraillent pour des raisons psychologiques, affectives ou
organiques.
Le cas de Madame P., âgée de
quatre-vingt sept ans le jour où son médecin doit
l'hospitaliser parce qu'elle a fait une petite chute, est typique d'un
tel retour des empreintes. Le service lui apparaît
d'emblée familier. Elle perçoit correctement,
voit tout, entend tout, comprend tout, mais ne situe pas ses
perceptions dans le contexte hospitalier : elle se sent bien parce
qu'elle se croit chez elle ! Elle perçoit le couloir et se
croit dans sa salle à manger. Elle perçoit
l'infirmerie et se croit dans sa cuisine. Ses perceptions sensorielles
sont correctes, mais les représentations dont elle les
charge viennent de son propre passé. Plus tard, le processus
démentiel s'aggrave, et Madame P. attribue
désormais aux visages qu'elle rencontre une
familiarité si grande qu'elle reconnaît son fils
dans le jeune médecin et répond à son
mari lorsqu'un visiteur parle dans le couloir. Mais, de jour en jour,
le monde de Madame P. se déshumanise. Bientôt,
elle ne répond plus aux paroles, ne voit plus les visages et
se désintéresse du monde des vivants. Elle
perçoit correctement ces derniers, puisqu'en marchant elle
ne se cogne pas contre eux, mais elle ne se les représente
plus puisqu'elle ne leur répond plus. Elle ne sait plus
vivre dans un monde interhumain, mais s'attache encore à des
objets inanimés : elle s'endort en serrant une
poupée, se déplace avec un chiffon, et range son
sac, inlassablement. Finalement, les objets eux-mêmes
deviennent pour elle des choses : elle manipule sans cesse le bras de
sa poupée, pétrit le chiffon avec un geste
mécanique, puis l'abandonne et se met à lisser
sans cesse son drap, jusqu'au moment où, sa vie devenant
purement végétative, elle ne mange plus, ne boit
plus, respire de moins en moins, et enfin s'éteint.
Jamais les
vieux ne retombent en enfance. Lorsqu'ils n'arrivent plus à
s'arrimer au milieu qui les entoure, les
événements passés, en exil dans leur
mémoire, prennent simplement, dans leur conscience, la place
du présent qui défaille.
Ce modèle, si fréquent dans notre
culture occidentale, permet de comprendre que le retour à
l'enfance (la rétrogenèse) n'existe pas.
Lorsqu'un enfant serre contre lui sa peluche, cet
objet, imprégné de sensorialités
familières, qui représente symboliquement sa
mère absente, remplit une fonction tranquillisante. Pour
l'enfant, l'objet est plein de sens ; pour Madame P., le même
objet n'est plus qu'un morceau de matière,
dépourvu d'affect et de représentation, qu'elle
transforme en matière inerte, et ne pétrit plus
que pour répondre à des stimulations physiques.
L'âgé, parce qu'il perd son amarrage au monde,
voit son contexte s'appauvrir et se déshumaniser,
désémantise les objets et les
désaffective. Les objets meurent lentement avec le sujet qui
s'éteint.
Les
événements passés vivent en exil dans
notre mémoire.
Ils
reviendront un jour si le présent ne les chasse plus. Quand
le présent défaille, le passé prend sa
place dans la conscience. On le voit, notamment, dans les situations
d'isolement sensoriel, où le sujet n'a d'autre choix que de
revivre son passé : les prisonniers, les
déprimés, les isolés ruminent parce
que rien, dans leur réalité présente,
ne les en empêche.
Neurologiquement, il semble que l'ablation du cortex
libère la mémoire sous-corticale où
sont tracés les souvenirs indélébiles.
Pareille libération de la mémoire
archaïque par ablation du cortex s'observe après
certains accidents de voiture, lorsqu'il y a atrophie du cerveau par
démence de l'âge, voire dans les cas
d'inactivité par absence de stimulation.
L'émotion en tout cas, qu'elle soit
sécurisante ou angoissante, ne revient que dans des
contextes appauvris: moments du réveil, moments
où le jour décline, où les volets se
ferment et les pulsations de la vie sociale ralentissent.
Certains psychanalystes travaillant sur l'effet
palimpseste parlent du retour d'attachement, comme autrefois on parlait
du retour d'âge. A la fin de notre vie, en effet,
l'attachement change de forme et le temps perçu ne
s'intègre plus dans la même sensation de
durée. Alors que les nouveau-nés sont avides
d'empreintes, parce que leurs circuits cérébraux
sont vierges, les âgés ont, à
l'inverse, une mémoire qui ressemble aux statues de cire du
Musée Grévin : leur cerveau, ordonné
par des traces mille fois répétées,
devient stable jusqu'à la cristallisation. Alors qu'un
événement, en désorganisant la
mémoire d'un enfant, change le début de son
histoire et lui construit une autre identité, une
désorganisation de la mémoire
désorganise physiquement et intellectuellement la personne
âgée. C'est la raison pour laquelle elle se
raccroche aux souvenirs stables de son histoire, aux souvenirs qui ont
été le mieux imprégnés dans
son cerveau. En battant ainsi le rappel de ses souvenirs,
l'âgé défend son identité,
au même titre que l'enfant, en se racontant des histoires, se
construit la sienne. L'âgé s'attache de moins en
moins à des visages ou à des lieux nouveaux, mais
retrouve au contraire la valeur stabilisante des premiers liens.
On a tort de
parler du détachement des âgés : leur
détachement ne s'éteint pas, en revanche il se
fixe sur des valeurs sûres.
Pour eux, le présent se
pétrifie : seul le passé vibre encore.
Les âgés n'en ont pas conscience cependant, car
leur sentiment de la durée augmente : ils se
représentent leur avenir comme leur passé, une
période longue, un temps lointain, la mort qui
s'éloigne, à telle enseigne que les angoisses de
mort imminente sont bien moins fréquentes chez eux que chez
les jeunes. Alors qu'ils ressentent leur passé comme riche
et stabilisé, leur perception du présent
s'inscrit dans une sensation d'à venir éternel et
vide. C'est pourquoi, lorsqu'un âgé voit sa fille,
il perçoit dans le présent un visage de femme
adulte comme l'était celui de sa femme ou celui de sa
mère. Il ne commet pas une faute de reconnaissance, comme on
le dit couramment, mais reconnaît une trace
passée, laquelle est excitée par une perception
présente.
Ce qui défaille, c'est sa
perception du contexte, dans la mesure où il ne la
situe plus dans le temps. Raison pour laquelle plusieurs auteurs ont
comparé la sénescence à l'adolescence,
deux étapes du développement humain où
se produisent des modifications corporelles, un changement de la
perception de soi dans le temps et donc de la perception des autres,
et, surtout, une augmentation de l'intériorité.
On a tort de parler du détachement
des vieux. Ils se fixent simplement sur des valeurs
sûres. Pour eux, seul le passé vibre encore. Le
présent, lui, se pétrifie. Si l'effet palimpseste
est pertinent, on peut considérer que les
âgés souffrent moins de privations affectives
immédiates que du réveil des traces enfouies de
leurs souffrances passées.
Comme le disait une dame âgée
maltraitée dans son enfance : « Quand je vais mal,
c'est toujours la même scène qui me revient
à l'esprit (...) Quand ma mère m'a
appliqué le fer à repasser sur
l'épaule parce que j'agaçais ma petite soeur
(...) »
La privation de
nourritures affectives laisse émerger les souffrances
passées, gravées dans le palimpseste de la
mémoire.
Madame L., soixante-dix-huit ans, est devenue confuse
et délirante après que son appartement eut
été vandalisé par un voleur. Dans son
délire onirique, elle s'agitait et suppliait qu'on la
protège contre ceux qui voulaient la violer. Il
eût été facile d'évoquer un
délire sexuel et d'ironiser sans pitié. Mais
quelques jours plus tard, lorsque le délire eut
été guéri médicalement, la
famille de la vieille dame apprit avec étonnement qu'elle
avait été violée à
l'âge de quinze ans et qu'elle n'avait jamais eu la force
d'en parler.
Pourquoi les
drames resurgissent-ils en mémoire plutôt que les
moments heureux ?
Les neurophysiologistes nous apprennent que seuls les
événements douloureux de notre existence, qui
n'ont pu être apaisés affectivement ou
verbalement, provoquent une augmentation du sommeil paradoxal, lequel
imprime les souvenirs dans notre cerveau.
Mais si le bonheur laisse peu de traces
dans nos souvenirs, il crée dans notre mémoire
non consciente une sorte d'aptitude au bien-être, une
manière d'intégrer les
événements nouveaux dans le style heureux des
événements anciens.
Les drames inscrits dans la
mémoire, on peut les apaiser en les racontant.
Le
récit
Le récit est action et
interaction :
pour capter l'attention de l'autre, il faut en effet disposer son
corps. Le récit est travail d'identité lorsqu'on
parle de soi, des événements dont on est
constitué.
Le récit est exercice :
dire qui l'on est, ce que l'on a vécu, ce que l'on a
pensé et senti, provoque toujours un très fort
retour d'émotion, qu'il faut maîtriser
à l'intention de l'interlocuteur.
Le récit, enfin, est
tranquillisant : si ma fille me parle, mon
angoisse s'en va. Mais si c'est moi qui parle, elle s'en va encore plus
vite.
Le récit contextualise les
âgés, les insère dans leur milieu, les
fait vivre au présent, neutralise l'effet
palimpseste. « Quand je suis seule, j'ai tellement le temps
de penser que tous les échecs du passé me
reviennent en mémoire. (...) Mais mes échecs,
quand je les raconte, je les transforme. »
Le récit offre aux
âgés ce que la fuite dans l'action offre aux
adultes. Lorsque notre culture permettait aux
âgés de raconter leurs histoires d'anciens
combattants et leurs souvenirs d'enfance, le récit leur
permettait de se fabriquer une prothèse psychologique en
travaillant leurs souvenirs et leurs émotions. Mais
aujourd'hui, notre culture et nos structures familiales
empêchent cette fonction de récit, c'est pourquoi
l'effet palimpseste se manifeste lorsque le cerveau des
âgés défaille.
Faut-il
rappeler qu'une société sans
commémoration réduit le temps à une
succession incohérente d'instants qui passent et ne vont
nulle part ?
Qu'elle détruit l'historicité
hors de laquelle les vieux n'ont plus d'identité et les
jeunes plus d'appartenance ? Les religions, l'histoire des peuples, les
récits des anciens, structurent notre univers. Les
événements récités rythment
nos années. Ils donnent à chaque geste un sens,
imprègnent d'histoire chaque vêtement, chaque
décor, chaque objet de notre univers quotidien.
Ne peut-on penser, dès lors, que la fonction
sociale des vieux soit de fabriquer du récit ?
Hélas, nous méprisons
aujourd'hui les souvenirs. Nos commémorations se
dégradent en fêtes dérisoires de
monuments au morts.
Noël et la Fête des
mères sont désormais des moments d'angoisse, et
même des pics épidémiologiques de
suicides.
Jusque dans les années soixante,
ces célébrations avaient un effet glorifiant et
intégrateur. Aujourd'hui, elles soulignent
l'étendue de la solitude. En 1968, en France, 20% de la
population vivait seule. Bientôt, ce sera 30%. Il y avait, en
1992, un million de familles monoparentales et plus de quinze millions
de personnes âgées sans famille. On
prévoit qu'en 2020, deux millions de personnes se
retrouveront totalement dépendantes.
Ces drames inscrits dans la mémoire, on
peut les apaiser en les racontant... Si la
société et la famille acceptent d'en
écouter le récit
La vague de déritualisation que
connaît aujourd'hui l'Occident est vraisemblablement
responsable de la forte augmentation, depuis 1980, du taux des suicides
de nos âgés.
Au Japon, ce sont les femmes
âgées et les enfants qui se suicident le plus, les
premières parce qu'elles vivent seules à la
maison dans un quotidien privé de sens et de rencontres, les
seconds parce qu'ils vivent dans un quotidien de contraintes qui les
affolent.
Là en revanche où
fonctionnent encore les rites religieux ou culturels - la
réunion de la famille pour les repas rituels, la disposition
des corps pour la prière, l'échange des aliments
saturés de signification, pain et vin pour les
chrétiens, miel et racines pour les juifs, fruits pour les
bouddhistes - ils assurent une structure sensorielle qui ordonne le
comportement des âgés, provoque leurs
émotions les plus profondes et contraint la mort d'attendre
pour faucher.
Les maladies tuent moins pendant la
Pâque juive et la fête bouddhiste de la Moisson de
la Lune ; il n'y a pratiquement pas de suicides pendant le Ramadan.
Dans une
société sans histoire, on ne peut plus donner un
sens aux choses.
Les chasseurs de la préhistoire se faisaient
enterrer avec leurs lances et leurs flèches, leurs femmes
avec des poteries peintes. Nos anciens faisaient de l'histoire avec
toute chose : ils décoraient leurs murs avec des bouquets de
sabre et leurs cheminées avec des obus sculptés.
Qui chantera, demain, l'odyssée du
réfrigérateur ? Qui contera
l'épopée du téléviseur ?
Qui se fera enterrer avec sa voiture ?
Il arrive cependant que l'on ne puisse
raconter ses souvenirs.
Telles ces personnes qui n'osent avouer que la
déportation a été le plus beau moment
de leur vie. « Là au moins, on s'entraidait
», me disait quelqu'un qui, rendu à sa solitude au
moment de la libération, avait vu s'effondrer les structures
affectives étayant son moi fragile.
C'est que le discours à la
collectivité a pour fonction de créer un mythe
qui rassemble les individus du groupe autour d'une même
représentation, d'un totem intellectuel en quelque sorte. Quiconque
oserait faire le récit de son bonheur dans les camps de
déportés mettrait en péril l'union
intellectuelle et affective du groupe. Pour se préserver, le
groupe serait obligé de l'exclure, en formulant des
accusations-alibis de folie ou de perversion, par exemple.
Pour trouver sa place dans un groupe, il
faut lui faire les récits qu'il est capable d'entendre. Un
de mes patients, vigneron à Bandol, avait vécu
pendant la guerre d'Algérie un
événement tragique. Sept Algériens qui
connaissaient parfaitement le terrain avaient attaqué sa
compagnie et avaient réussi à la scinder en deux.
Chaque moitié de la compagnie s'était alors mise
à canonner l'autre. Mon patient avait connu, plusieurs
heures durant, l'horreur et la stupidité. Il avait vu ses
amis déchiquetés. Il attendait son tour. Revenu
à Bandol, son père et ses frères lui
avaient dit : « Pendant que nous, on travaille, toi tu passes
des vacances en Algérie. Pendant que nous, on se
lève la peau pour toi, toi tu défends les
intérêts des colons. » Sans mot dire,
mon patient avait enfilé son bleu de travail et
commencé à tailler la vigne. Mais chaque soir, et
pendant des années, il avait revécu, avec la
précision silencieuse d'un film muet, le visage
fracassé de son voisin de chambre, et les giclements
rythmés de la fémorale d'un lieutenant qui
s'était regardé mourir en quelques minutes.
Récit qu'il ne pouvait faire à ses camarades,
l'armée lui ayant conseillé de se taire, et ne
pouvait faire à sa famille, incapable de l'entendre.
Un adulte que l'on fait taire peut gagner
sa place avec ses bras, en travaillant.
Un enfant auquel on impose le silence
continue à enregistrer dans sa mémoire l'histoire
secrète qui constitue son identité.
Mais un âgé
empêché de livrer son récit est
interdit de la seule action qui lui reste, retenu de prendre sa place,
exclu, isolé affectivement et socialement, confus et
désorienté dans un monde dépourvu de
sens et de sensorialité.
La
psychodictature de l'adulte normal, qui considère qu'il doit
servir de référence aux autres, est à
l'origine d'un grand nombre de drames humains.
Notre culture contemporaine fait taire les
âgés, comme elle a fait taire les enfants, les
femmes et les étrangers, et tous ceux qui
s'écartaient du récit normal.
Normal ne veut pas dire sain.
La norme est une définition
statistique, ce qui explique qu'on puisse être anormal et
sain. Lorsque l'on fait taire quelqu'un qui sort de la norme, on
provoque des troubles relationnels.
Certains psychothérapeutes ont donc
proposé, pour les âgés, un
réexamen de la vie, un retour progressif à la
conscience des expériences passées, notamment des
conflits non résolus. L'âge n'est pas un obstacle
à la psychothérapie, puisque les
récits ravivent les traces enfouies. Pour les
âgés, c'est toujours aujourd'hui. Lorsque nous
empêchons un vieux de livrer son récit, nous
l'isolons, nous l'excluons, nous le condamnons à errer dans
un monde dépourvu de sens et de sensorialité.
Les
âgés qui souffrent le moins de l'effet palimpseste
sont ceux qui connaissent la vie intellectuelle la plus riche, qui
lisent, vivent, bougent, débattent, s'excitent, se
disputent, se renforcent, rencontrent, voyagent, vérifient,
aiment, détestent. Leur cerveau, comme leur vie psychique et
affective, en est stimulée.
Les apprentissages qui ont été
frayés au cours de leurs années de formation font
retour dans leur monde mental. Raison pour laquelle les petits
génies font presque toujours de beaux vieillards,
à condition, bien sûr, qu'ils entretiennent toute
leur vie les performances intellectuelles de leur enfance.
Plus un
être humain a été stimulé
durant son enfance et mieux il vieillit, pour autant que le milieu
continue à lui fournir des stimulations.
Les âgés qui ont un intellect en
éveil vivront mieux et plus longtemps que ceux de leurs
contemporains qui se laissent engourdir. À nuance
près, toutefois : ce qui les maintient en santé,
c'est la stimulation, et non la performance intellectuelle ; un idiot
intéressé vieillira donc mieux qu'un intelligent
désabusé.
Il faut
d'ailleurs savoir, à ce propos, que, comme l'enfant qui ne
peut apprendre à parler et à lire qu'à
l'intérieur d'une relation affective apaisante,
l'âgé ne conservera ses performances
intellectuelles que s'il a connu une vie affective
modérément stressée.
Le stress peut en effet avoir des effets
cérébraux. Une émotion insoutenable,
même déclenchée par une idée
abstraite (une insulte métaphysique, ou une
représentation symbolique, comme le salut au drapeau)
provoque toujours chez le sujet une augmentation des
catécholamines et du cortisol sanguin, qui se manifeste par
la rougeur, les larmes ou l'accélération du
coeur. Ces hormones du stress provoquent un gonflement des cellules du
rhinencéphale, qui est le cerveau des émotions
enfoui sous les hémisphères. Le calcium
s'engouffre dans les canaux cellulaires dilatés par le
gonflement et entraîne un éclatement des cellules.
C'est ainsi que la partie du cerveau qui supporte le traitement de la
mémoire et de l'affectivité peut se trouver
sclérosée par des informations abstraites, voire
métaphysiques !
Pour vivre
vieux et heureux, il faut s'intéresser, être
curieux, vivre, bouger, s'exciter, se disputer, rencontrer, voyager,
vérifier, aimer, détester... Et tout cela sans
trop de stress.
Les personnes
qui deviennent centenaires ont souvent connu une vie à basse
tension émotionnelle, moins parce qu'elles ont
été préservées des
d'épreuves, que parce qu'elles ont eu la chance
d'être dotées d'une personnalité
difficile à bouleverser.
Ces centenaires-là sont encore plastiques,
intéressés par les nouveautés
alimentaires, vestimentaires, culturelles ou techniques. Ceux qui les
observent parlent volontiers de leur aptitude au bonheur, tant ils sont
gais, sociaux, optimistes, comme ils l'ont été
tout au long de leur vie. Et disent souvent, à leur propos,
qu'ils sont syntones (du grec suntonè, harmonie), comme si
le fait qu'ils soient sur la même longueur d'ondes affective,
active et verbale que leur milieu, leur avait permis, depuis l'enfance,
de s'y insérer harmonieusement. Malgré leur grand
âge, ils continuent à faire des projets
surprenants. Leurs jambes défaillent, mais leur
tête marche encore.
Alexandra David-Neel, exploratrice du Tibet, avait
demandé un passeport à la veille de ses cent ans
et entrepris d'écrire un livre à cent un ans. Le
désir d'exploration qui avait gouverné toute son
existence vibrait encore dans sa tête, alors que son dos
courbé l'obligeait à dormir assise.
Il se pourrait
que tous ceux qui meurent avant cent vingt ans, meurent des chagrins
qu'ils ont éprouvés cent ans auparavant autant
que des chagrins qu'ils éprouvent dans le
présent.
Il n'y a pas d'épilogue dans le
discours de nos existences. La vieillesse n'est pas le
résumé de notre biographie.
Je n'ai jamais entendu une personne
âgée raconter : « Mesdames et Messieurs,
la représentation de ma vie est terminée, j'ai
été enfant, puis jeune, puis adulte, je vais vous
dire maintenant ce que je pense des événements
passés. »
Parfois les vieillards nous font ce coup
après leur mort, dans leur testament. Mais tant que cela se
passe, cela n'est pas passé. Tant qu'ils vivent, ils vivent
au présent, et leur sentiment de durée a un
goût d'éternité. Il n'y a pas non plus
de prologue.
Un enfant point encore doué de parole ne
dit pas : « Mesdames et Messieurs, vous allez assister au
film de ma vie. » Dès qu'il est là, sur
terre, il se cogne au réel, vit au présent, avec
son stock de vécu, et l'histoire qui peu à peu
emplit l'immensité de son monde mental. Dès qu'il
se représente les parents dont il est né, et les
parents de ses parents, et qu'il écoute le récit
de sa filiation dans le groupe.
En
vérité, il n'y a que des cologues,
c'est-à-dire des récits adressés
à quelqu'un, à un moment donné.
Ces récits sont la dernière
écriture du palimpseste, celle qui raconte le
crépuscule des vieux. Ils n'évoquent pas un
retour à l'enfance, mais le retour de l'enfance dans le
psychisme d'une personne âgée vivant aujourd'hui
avec ce dont elle dispose pour alimenter ses
représentations. Cet équilibre antagoniste entre
la trace (le palimpseste) et le récit, facile à
observer chez les personnes âgées, s'applique
aussi aux adultes et aux enfants. Le palimpseste s'inscrit dans
l'organisme grâce au pouvoir d'assimilation du sommeil
paradoxal, mais l'individu adulte se contextualise plus facilement,
puisqu'il peut agir, aimer, s'engager socialement.
L'abondance du
sommeil paradoxal de l'enfant et son étonnante
plasticité lui font incorporer dans son organisme toutes les
traces, mais son avidité affective et son
hyperactivité l'engagent intensément dans son
milieu et l'y enracinent.
Dans cette théorie de l'homme, il faut que
cerveau et culture fonctionnent ensemble. Si l'un faillit, l'ensemble
s'effondre.
Dans cette
perspective, la maladie d'Alzheimer serait une maladie liée
à l'hominisation de l'espèce.
Dans un milieu sans culture, la maladie n'avait pas le
temps d'apparaître. Mais dès lors que l'homme eut
inventé la culture, la maladie eut assez de temps pour
s'exprimer, c'est-à-dire faire apparaître, dans le
cerveau humain, la fonte des neurones et la constitution des plaques de
fibrilles qui l'empêchent de fonctionner. Les plaques de
fibrilles se localisent sur la partie cérébrale
la plus humaine, que ne possèdent pas les autres
espèces vivantes : le cortex, apparu le dernier dans
l'évolution du vivant, avec ses lobes préfrontaux
qui anticipent, ses lobes temporaux qui traitent la parole, ses lobes
visuo-spatiaux qui donnent les images, et sa base du cerveau
où siègent la mémoire et
l'émotion. Dans la maladie d'Alzheimer, la
motricité, la sensibilité, l'alimentation, la
soif et les fonctions vitales fonctionnent encore - mais plus l'humain.
Si nous
continuons nos progrès cérébraux et
culturels, en l'an 2000 la mort sera sans surprise.
Dans les pays du tiers monde, les
gens mourront des méfaits d'une civilisation qu'ils n'auront
même pas connue : modifications climatiques, famines
nées de conflits idéologiques, surpopulation
destructrice de culture.
Dans les
pays du demi-monde, les gens mourront des bienfaits de la
même civilisation : alimentation excessive, tabac, alcool,
sédentarité imposée par
l'école et l'organisation des circuits sociaux. Notre
conscience de plus en plus aiguë, notre souci croissant de
sécurité, augmenteront nos stress et leur
toxicité neurologique. Notre isolement social aggravera les
manifestations pathologiques de nos cerveaux
déshumanisés.
Dans le
premier monde, enfin, quelques individus parfaitement
humanisés, ayant vécu toute leur vie dans
l'affection, la sécurité et l'aventure sociale,
vivront intensément les cent vingt ans de leurs promesses
génétiques. Jusqu'au jour où ils
crieront, à l'instar d'Alfred Sauvy : «
Arrêtez la Terre ! Je veux descendre. .../... »
Bibliographie partielle de livres de Boris Cyrulnick - Mémoire de singe et paroles d'homme, Hachette, Paris, 1983
- La naissance du sens, Hachette, Paris, 1991, 169 p.
- Sous le signe du lien, Hachette, Paris, 1992, 319 p.
- Les nourritures affectives, Odile Jacob, Paris, 1993, 244 p.
- L'ensorcellement du monde, Odile Jacob, Paris , 1997, 310 p.