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On,
je, tu, nous, eux...
10
pages
Maisonneuve J.,
Psychologie sociale, PUF, Paris, 1957
- « .../....
- Selon Heidegger,
la condition fondamentale de l'homme est le mitsein
(l'être avec) ; notre monde est un «
mitwelt », un « monde avec autrui » ;
d'emblée nous sommes plongés dans le bloc social.
Et il ne s'agit pas d'exprimer par là de simples rapports
d'entente ou de lutte avec des êtres bien distincts qui
entreraient à leur heure en contact ; il s'agit d'une
relation immédiate, globale, massive.
- L'image empirique qui symboliserait le mieux cette
conception est, selon Sartre
(disciple indépendant d'Heidegger) l'image de
l'équipe avec «
la sourde existence en commun des coéquipiers
absorbés dans la même tâche ».
Existence « pâteuse »,
agglomération d'individus n'ayant pu prendre une nette
conscience de leur personnalité propre, état
qu'exprime assez bien le pronom indéfini "on".
On
L'emploi de ce pronom est en effet très significatif.
Essayons de dégager les nuances socio-affectives
qu'enveloppe son anonymat. - L'enfant qui
déclare « on
va jouer » ou « on a bien joué »
désigne le groupe des joueurs : tous ceux qui
étaient la, sans exclusive préalable. Les
« nous » pourrait ici traduire l'exclusion d'une
bande rivale ; en même temps transparaît le
caractère foncièrement collectif du jeu : je
n'aurais pu jouer seul, on s'est amusé parce qu'on
était en nombre.
- Le « on » populaire exprime
d'autres nuances : souvent un sentiment d'impuissance, de
dépassement : « on travaille dur »,
« on a souffert », « on nous
obligé à...». Il entre là
moins de protestation que d'humilité devant une
fatalité ou une autorité transcendante ; faute
d'une conscience de ses droits, l'homme démuni n'exprime
qu'un vÏu anonyme : « on souhaiterait des
améliorations...».
- Chez l'homme plus lucide, « on
» peut envelopper la
prudence : « on raconte que
», « on a décidé de
». Ce refus de s'engager est révélateur
: le pronom impersonnel permet de se faire l'écho d'un
bruit, ou d'un mouvement, sans s'en faire expressément le
partisan.
- Nous
atteignons ici l'essence même du « on » :
l'irresponsabilité,
la neutralité, prête à suivre le
courant le plus fort. Subir, ou suivre
ensemble, telle est peut-être la meilleure
définition de cet indéfini collectif.
- On conçoit que cette attitude
psychosociale soit normale lorsqu'elle se rattache au
syncrétisme enfantin ou primitif, mais apparaisse comme une
fixation ou une démission lorsqu'elle subsiste chez des
êtres plus évolués, capables de
parvenir à la fois à la conscience de soi et
à celle d'une communauté bien définie.
- La " masse" et le « on »
- Le monde de « l'on » reste pourtant
fort répandu ; c'est celui de ce qu'on appelle couramment la
masse, ou « les masses ». Ici encore, il importe de
préciser la terminologie.
- Le terme « masse
» est l'un de ceux qui sont le plus employé (en
politique comme en sociologie) et le plus mal défini.
- Son usage est généralement
péjoratif :
- chez le conservateur qui
désigne par là les couches obscures et
menaçantes d'où peut surgir le
désordre social ;
- chez l'individualiste qui
stigmatise « l'on » anonyme écrasant les
personnalités ;
- chez le technocrate, cet
aristocrate de l'âge industriel, qui voit, dans la masse, un
troupeau passif dont le comportement doit être
modelé par l'élite des « organisateurs
».
- Inversement, les Marxistes placent dans la masse la
réserve de force et d'aspiration à la justice qui
permettra aux opprimés d'entreprendre la
révolution et de bâtir la cité
socialiste.La masse ne peut devenir
un concept scientifique que si l'on parvient à la distinguer
de ses synonymes apparents, notamment de la foule et de la classe
sociale.
- La masse est une unité collective
dont les membres ne se représentent pas l'existence comme
durable ; c'est un ensemble réagissant
uniformément à un sort identique ; mais si les
conjonctures changent, la masse se désagrégera.
Par là, elle se distingue de la classe,
stable et bien consciente d'elle-même.
- Bourgeoisie et
prolétariat sont classes plutôt que masses ;
tandis que les « classes moyennes » seraient
plutôt masses que classes : leur
solidarité, sans être nulle, reste faible, et
leurs membres, selon l'évolution économique,
tantôt se haussent en « petits bourgeois
» tantôt se prolétarisent.
- Les
équivoques ne cessent que si l'on
désigne par masse une forme
élémentaire de sociabilité, et non un
type concret de groupement ; autrement dit, la masse correspond
à une certaine façon «
d'être-ensemble », de vivre le lien collectif.
- Distinguer
nettement la masse de la foule : celle-ci est
la forme la plus instable du groupe, mais capable de s'unir
momentanément jusqu'à la communion.
- Toute masse implique un volume
élevé de participants, mais il faut distinguer « masse à
distance » et « masse rassemblée
».
- Le premier cas est beaucoup plus
fréquent : il y a une masse latente des
mécontents, des économiquement faibles, des
chômeurs, etc., unis par une analogie de situation et
d'intérêts ; une masse de partisans, d'amateurs,
bref des « publics virtuels » qui ne sont
qu'occasionnellement réunis.
- Leur rassemblement créera une situation
favorable à l'éclosion d'une nouvelle forme de
sociabilité, la Communauté. Au simple fait
d'être et de sentir ensemble, s'ajoutera un facteur
décisif : une volonté commune.
Moi, eux
- La sociabilité personnelle, aux alentours de la troisième
année,
permet à l'enfant de distinguer son moi des autres, le moi
du mien, le mien du tien. Ce dernier cas montre la
parenté initiale, souvent insoupçonnée
de la sympathie et de la jalousie : le jaloux s'identifie à
son rival et se complet dans une défaite dont il devient
quasi complice. À travers le «tiers» il
s'unit encore indirectement à l'être ou
à l'objet aimé. Ce progrès s'effectue
lui-même par étapes.
- À la
participation initiale, caractérisée par la
contagion affective, succède déjà une
sympathie et une jalousie rudimentaires, selon les situations et les
personnes. Tantôt l'enfant cherche à
se rapprocher, à établir et à
conserver , tantôt il s'engage dans un conflit. Ce conflit
peut être vécu sous forme de bouderie ou de
rumination douloureuse. Si la sympathie marque un net
progrès sur la participation par son caractère
sélectif, d'autres attitudes contribuent aussi à
différencier l'univers enfantin.
- À la contagion quasi automatique des
sentiments et des postures, succède
une imitation plus consciente et plus volontaire, où
l'enfant choisit certains modèles : il veut
être, ou faire comme autrui. À cet
égard, les jeux d'alternance sont très efficaces
: peu à peu l'enfant va dégager son action de
celle du partenaire ou du modèle. Les premières
formes de comparaison et de compétition apparaissent ; le
«comme autrui» devient insensiblement un
«contre autrui».
- Vers la troisième année
apparaît en effet la crise
de personnalité ; l'enfant défie, se
pose comme « moi » en même temps qu'il
s'oppose à autrui ; et c'est non seulement l'existence
d'autrui en face de lui qu'il découvre, mais aussi sa valeur
en face de la sienne.
- Le langage même reflète fort
bien cette évolution : alors que
précédemment l'enfant parlait de lui à
la troisième personne (à l'instar des parents qui
le désignent par son prénom ou son surnom), il
acquiert définitivement l'usage du JE
et des pronoms personnels, et c'est avec
fierté qu'il dit désormais « je sais
», « je veux », « je peux tout
seul ».
- Le «
non » des âges antérieurs (18 mois)
était un signe du refus, non de la présence
d'autrui, mais de sa volonté.
- Ce JE revendicatif,
il l'oppose à toute occasion aux autres : LUI ou EUX, ceux « qui ne
savent pas », qui gênent ses désirs et
ses initiatives, ceux dont pourtant il faut tenir compte, au moins en
apparence.
- Combien de fois jusqu'à la mort, le
sujet cherchera-t-il à affirmer &emdash; au moins
devant lui-même &emdash; son autonomie
vis-à- vis de ses adversaires, de ses chefs, ou de l'ordre
social : « Ils ne m'auront pas » ou « ils
m'ont eu » dira-t-il, confondant dans ce ILS, EUX, tous ceux
qui malignement ou légalement auront
empiété sur lui, limité son pouvoir ou
son avoir.
- Étape capitale, au cours de laquelle
naît l'affrontement périlleux de l'individu face
au groupe ; celle aussi où peuvent se
cristalliser des attitudes psychosociales d'une portée
décisive.
- L'enfant, en
effet, dès qu'il a pris une conscience suffisante de sa
personnalité est amené à essayer son
pouvoir sur autrui. Pour y réussir, il lui
faut adapter son action à des situations variées
assumer des rôles.
- Il est d'ailleurs extrêmement
difficile de déterminer ici la double influence de la
spontanéité caractérielle et de
l'éducation reçue : la tendresse pourra inciter
certains enfants au despotisme ; d'autres y répondront par
la sympathie confiante. La sévérité
pourra engendrer la soumission passive, mais aussi susciter la ruse ou
le repli silencieux.
- L'imitation
des parents, pris normalement pour modèles,
est elle-même ambiguë, car elle est à la
fois admiration aimante et compétition.
- C'est à cette époque que
peut notamment s'enraciner l'égoïsme.
- L'égoïsme
n'est pas un instinct, contrairement
à l'opinion courante, mais
une attitude consécutive à la
découverte d'autrui.
L'égoïsme est « une tentation quasi
inévitable » du moi qui, rencontrant l'autre en
face de lui. se prend à le considérer, non en
lui-même, mais comme un moyen. Les conduites de
l'égoïste typique seront donc toujours
dominées par le calcul ; et chacun tirant de son
côté, on conçoit le danger majeur dont
l'égoïsme menace la cité.
- L'aménagement de la
personnalité
- Peu après l'affirmation du JE, l'enfant
commence à composer son moi social, ce qui n'est pas simple
: il lui faut en effet tenir compte des obstacles, adopter souvent des
attitudes nuancées... jouer la comédie. Il
commence alors véritablement son apprentissage social, ce
sera désormais son destin d'homme de n'échapper
jamais à la préoccupation de son rôle
et du contrôle légal ou latent de la
collectivité.
- Au compromis interne des facteurs de rapprochement
(sympathie, imitation) et des facteurs d'opposition
(agressivité, égoïsme) qui se traduit
par des complexes et des sentiments ambivalents, correspond un
compromis externe entre les individus qui doivent adapter leur nature
aux exigences collectives, bref revêtir un personnage.
- Aussi
définirons-nous d'abord le personnage comme un ensemble
d'attitudes et de rôles adoptés par le moi en face
d'autrui.
- Sous l'influence du groupe et des valeurs
socioculturelles transmises par l'éducation se
développe un sur-moi traduisant l'adaptation obligatoire du
sujet aux règles sociales ;
- Mais, en revanche, le sujet continue à
subir l'attrait du Ça : instincts et
plaisirs égoïstes, qui, à la limite,
l'entraîneraient vers la révolte
généralisée ;
- C'est au moi conscient de constituer un compromis
plus ou moins harmonieux entre les modèles du sur-moi et les
pulsions du ça, en fonction des situations
concrètes ;
- Dans cet effort d'équilibre et de
contrôle, jamais total ni définitif, intervient
l'idéal du moi. Adler dégage le rôle de
la « fiction directrice » qui oriente les efforts
du sujet vers un idéal de personnalité, et le
« style de vie » grâce auquel il
travaille à le réaliser.
- Adoption d'un modèle «
aux fins de relèvement du sentiment de
personnalité ».
- On n'imite que
ce qu'on juge propre à favoriser son aspiration à
la puissance et à compenser ses propres insuffisances. Cette
volonté de puissance est présente chez tous.
- La
différence entre l'être normal et le
névrosé vient de ce que le premier
cherche à concilier efficacement les exigences de son
idéal avec les réalités
matérielles et sociales ; c'est-à-dire que son
personnage lui sert exactement de médiateur. Le
névrosé, lui, s'absorbe totalement dans sa
fiction, au mépris de toute contingence
extérieure : il s'identifie mythiquement à son
personnage qui, loin d'être un moyen de conquête,
lui sert seulement de refuge.
- Genèse du personnage
- Le souci
d'autrui et les premières ébauches de «
personnages » apparaissent dès la seconde enfance,
parallèlement à l'affirmation du moi.
- H. Wallon a insisté
sur la solidarité affective qui unit l'enfant de quatre ans
à son entourage : « il
ne peut se plaire à lui-même que s'il a le
sentiment de pouvoir plaire à d'autres, il ne s'admire que
s'il se croit admiré »
- Il se préoccupe vivement de ses
« effets », c'est « l'âge
comédien » où il multiplie les mines,
les grâces, sourires ou bouderies, par lesquels il vise
à frapper l'attention, à se rendre «
intéressant ».
- Limité
dans son expérience. il trouvera bientôt de
puissants recours dans l'imitation des rôles des adultes et
dans sa propre imagination.
- Par le jeu, l'enfant s'identifie aux personnages
sociaux saillants : il sera l'aviateur, le cow-boy, le pompier ; elle
sera la dame en visite ou lu maîtresse d'école.
- À travers ces modèles
naïfs perce l'attrait significatif du personnage, à
la fois comme signe de prestige, de puissance sociale, et comme autres
« nous-mêmes » ; amour des
transformations, des déguisements...
- L'adolescence
vient élargir et bouleverser l'univers enfantin.
- Elle se traduit simultanément par une protestation contre les normes familiales,
un culte un peu narcissique du moi, et un confus désir de
conquêtes.
- On a insisté à juste
titre sur la soif d'originalité qui anime normalement
l'adolescent ; mais celle-ci est beaucoup moins créatrice
qu'on ne se plaît à le penser ; d'abord elle
emprunte ses idéaux aux modèles
stylisés que proposent à toutes les
époques le roman et le théâtre et,
depuis trente ans, le sport et le cinéma.
- En outre, le milieu impose à
l'adolescent une image de lui-même qui l'influence
subconsciemment. Si bien que
l'adolescence est le moment critique où s'affrontent
l'élément personnel et
l'élément social dans la constitution de la
personnalité ; c'est le refus de rien sacrifier qui provoque
souvent une attitude inquiète et versatile. La
conciliation périlleuse des images sociales et des
aspirations intimes requiert l'adoption d'un (parfois de plusieurs)
personnage composite.
- Le passage
à la maturité correspond à une
fixation du personnage. C'est même
cette fixation qui en est le signe décisif
- L'éternel
adolescent, c'est l'homme qui n'a pas su se choisir un
style de vie, qui s'éparpille et qui, socialement, n'est
jamais pris au sérieux. En vérité, ce
choix, s'il est une affirmation, est aussi une sorte de
résignation, un renoncement aux disponibilités
indéfinies de la jeunesse. Les exigences diffuses se muent
en désirs plus précis, mais plus
prosaïques, il faut « en rabattre ».
- C'est le cadre
social qui va désormais servir de
repère principal à l'aménagement de la
personnalité. Le choix d'une « situation
», d'un métier est décisif à
cet égard.
- Le mariage, la fondation d'un foyer vont jouer,
dans l'ordre affectif, le même rôle que la
profession dans le domaine de l'activité et de
l'intelligence.
- L'homme ne s'appartient pas à lui
seul : il est le fonctionnaire, le commerçant,
l'employé ; comme il est le mari, le père.
- C'est à travers ces personnages
qu'il sent, pense, agit. S'il tentait de l'oublier, l'opinion publique
et, éventuellement, la loi ne manqueraient pas de le lui
rappeler. Du moins dépend-il de lui de s'aliéner
totalement dans son personnage ou de conserver une marge de
disponibilité.
- Les fonctions du personnage
- La nature du personnage est donc aléatoire
et composite; elle combine les impulsions individuelles
(tempérament et idéaux) et les influences
externes (modèles et contrôles sociaux). Il
s'ensuit que le personnage pourra assumer diverses fonctions selon
l'inégale proportion de ces forces et la validité
de leur compromis.
- Le personnage comme rôle social.
- Tout homme subit
les exigences de la vie collective. Il lui est impossible de vivre
simplement selon ses instincts et ses caprices.
- Il faut bien convenir que la
majorité des gens est conformiste et règle ses
attitudes, ses opinions, ses conduites, sur certaines normes tacitement
admises.
- Devant autrui, en maintes occasions, nous
devons produire une certaine image de nous-mêmes, conforme
à ce qu'on attend de nous. Nous nous sentons « en
représentation »: ILS « regardent, je ne
dois point les décevoir ! »
- C'est par
l'adoption d'un personnage type que nous assumons notre rôle
social. Rôle plus imposé que choisi,
mais auquel nous ne laissons pas de tenir, car il garantit une certaine
sécurité, un statu quo admis de part et d'autre.
- En vérité, « le
personnage n'est pas exactement l'individu que nous sommes, mais celui
que nous voulons persuader aux autres que nous sommes ; ou encore,
celui que les autres veulent nous persuader que nous sommes... Ces deux
définitions se confondent pour nous constituer une
façade sociale... Nous
nous voyons d'abord comme autrui nous voit et nous veut ».
- Cette
socialisation du comportement, voire de la
mentalité quotidienne, se manifeste de mille
manières, et, notamment, dans les
attitudes professionnelles.
- Chaque fonction exige de son titulaire un
habitus bien défini ; s'y soustraire provoque une sorte de
scandale.
- Le garçon de
café. J.-P. Sartre, dans L'Être et le
néant.
- « Il a le geste vif,
appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide,
il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux
expriment un peu trop de sollicitude pour la commande du client...
enfin, le voilà qui revient en essayant d'imiter dans sa
démarche, la rigueur d'on ne sait quel automate... Il joue,
il s'amuse... À quoi donc ? Il joue à
être garçon de café... il joue avec sa
condition pour la réaliser. Cette obligation s'impose
à tous les commerçants : leur condition est toute
de cérémonie : il y a la danse de
l'épicier du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils
s'efforcent de persuader leur clientèle qu'ils ne sont rien
d'autre qu'un épicier, un tailleur, un commissaire-priseur.
Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur,
parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La
politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction, comme le soldat au
garde à vous se fait chose-soldat, avec un regard direct
mais qui ne voit point, qu'il n'est plus fait pour voir, puisque c'est
le règlement, et non l'intérêt du
moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard
«fixe à dix pas») »
- Mais les
« moules sociaux » régissent aussi les
conduites de loisir : il y a par exemple le personnage du
sportif, celui du joueur, du buveur ou même du farceur et du
« fou-fou » qui, une fois endossés, ne
laissent plus de répit à leurs adeptes...
- Plus généralement, il y a
tous les snobismes,
lesquels se fondent finalement sur un code postural, vocal ou
vestimentaire.
- Le personnage comme idéal.
- Toutefois la pression et la suggestion sociale ne
sont pas les seules causes du personnage endossé ; celui-ci, dans nombre appréciable
de cas, correspond aussi à un idéal.
- Il représente non seulement ce que
l'on doit être (ou paraître) socialement, mais ce
que l'on veut être ; il n'est plus une catégorie
officielle, mais une visée personnelle.
- Le personnage
s'il offre à certains l'occasion de « se ranger
», voire de « se garer », pour d'autres
il est un moyen de s'affirmer et de se dépasser, par
vocation créatrice.
- Le personnage comme masque.
- Il faut signaler en effet des fonctions plus
équivoques du personnage, qui peut devenir une sorte de
compromis au second degré, où
le paraître l'emporte définitivement sur le
devoir, ou le vouloir être.
- Par une pente assez naturelle, le sujet peut
être conduit à deux attitudes:
- cacher
consciemment à autrui, derrière une figure
d'emprunt ce qu'il est et fait réellement, soit
pour en tirer un profit tangible, soit pour se donner à
lui-même (à travers l'opinion d'autrui) une
illusion de bonne conscience (pharisien) ;
- se cacher,
surtout à soi-même ce que l'on est
(ou ce que l'on craint d'être) en se cantonnant dans une
attitude figée ou fictive.
- Le glissement du premier au second cas pouvant
s'effectuer insensiblement.
- Sur le plan
quotidien, on ne finirait pas de relever la multiplicité des
attitudes simulatrices : intérêt,
respect, honte pudeur, affliction, piété... nul
sentiment qu'on ne feigne lorsqu'il parait nous embellir, ou simplement
convenir aux rites officiels.
- Certain abus du terme « bien pensant
», est un chef-d'Ïuvre à cet
égard ! Toutefois ces attitudes de façade peuvent
aussi être l'effet d'une concession
délibérée aux coutumes du groupe. Il est parfois difficile de distinguer entre
l'opportunisme et le conformisme.
- Plus cyniques
sont les masques destinés à abuser autrui dans
une intention de strict intérêt.
- Le cas Tartuffe
est l'immortel modèle : pseudo-dévot,
pseudo-savant ou artiste, pseudo-politicien, pseudo-moraliste et
philanthrope, tout à l'abri d'un personnage soigneusement
entretenu, dupent l'entourage, le pays, parfois l'humanité,
en se gaussant intérieurement de la
naïveté du bon peuple.
- Le personnage comme refuge.
- Le simulateur souvent
dupe de son masque et qui s'efforce de se prendre au
sérieux, peut en venir au point où la
préoccupation sociale cède le pas à
une angoisse intime sur sa propre valeur. C'est vis-à-vis de
lui-même qu'il lui faut dès lors simuler, c'est
lui qu'il doit convaincre pour trouver un équilibre.
- Il va s'absorber dans son personnage, avec une
mentalité quasi magique, pour échapper
à son angoisse. Dans certains cas il peut devenir, au sens
médical du terme, un aliéné.
- On peut relever certains types assez
répandus, en deçà des cas
franchement pathologiques traités par les psychiatres. Le
sujet peut s'accrocher à un modèle
d'humanité favorablement jugé par l'opinion : en
l'incarnant il se valorise à ses propres yeux et surtout,
comme le notait Adler, il s'efforce
de compenser par quelque perfection réelle ou fictive ses
incapacités et ses échecs, confusément
ressentis.
- Dans l'ordre professionnel relevons le type du spécialiste borné,
jaloux de sa spécialité, incapable de
s'intéresser à autre chose qu'au maigre secteur
dans lequel il s'affaire. Le
métier sert ici d'alibi et de refuge, souvent
aux dépens des autres devoirs sociaux ou familiaux ; il
n'est plus une fonction dynamique, mais une
sécurité étroite, tournant
à la manie.
- Une autre forme assez
générale de personnage-refuge est le faux sérieux,
dénoncé par Kierkegaard : celui qui s'exprime
dans une attitude morose et
guindée, qui se prétend
inspiré par l'expérience alors qu'il cache en
fait la méfiance envers la vie,
l'indisponibilité, l'incapacité d'adaptation et
d'ouverture.
- Ici le
sérieux est un alibi contre l'irruption de troubles
intérieurs ou extérieurs
(inquiétudes sexuelles ou sentimentales ; innovations
sociales et politiques). Ce sérieux-là est
continent et conservateur, il fait de nécessité
vertu !
- Nous ne pouvons faire qu'une allusion aux personnages mytho-maniaques.
- Ici, c'est sur le plan de l'imagination pure que le
malade cherche compensation et sécurité. En vain
d'ailleurs, car ces rôles mythiques, dont il devient
l'esclave, entraînent par leur propre déterminisme
des exigences jamais comblées : ultime revendication de la
personne au sein même de l'aliénation
forcenée.
Du "on" au "nous"
- Le passage de l'état « masse
» à l'état communautaire n'est pas
direct ni automatique.
- Il ne suffit pas d'être ensemble,
d'éprouver des sentiments collectifs, de partager les
mêmes intérêts et les mêmes
désirs pour former une véritable
communauté. Certes, tout cela intervient, mais il y manque
encore un facteur décisif, qui assure la
stabilité et le dynamisme du groupe : le propre de la mentalité
communautaire c'est de vouloir être ensemble et de vouloir
ensemble, d'assumer consciemment un même effort et un
même idéal.
- Si le NOUS réclame lucidité
et volonté, il ne saurait donc être le simple
prolongement du ON.
- Il ne peut se réaliser qu'entre des sujets
qui ont préalablement pris
conscience d'eux-mêmes et d'autrui, et qui ont, au moins
partiellement, surmonté la tentation de
l'égoïsme individuel.
- Le NOUS marque normalement le triomphe de la
sympathie sur l'intérêt et le calcul.
- Normalement, car, nous verrons que certaines formes du
NOUS peuvent se dégrader presque aussitôt, et
rejeter collectivement leurs membres vers l'égoïsme
et l'aveulissement.
Je et Tu
- L'imitation, le contrôle latent de l'entourage,
ne laissent pas de proposer, voire d'imposer à l'adolescent,
des personnages à travers lesquels il banalise et
cristallise sa personnalité en gestation. Quoi qu'il en
soit, une étape a pu (a dû normalement)
être franchie : le sujet a saisi son moi et le moi d'autrui
dans leur existence et leur valeur singulières. La sympathie, la camaraderie qui enveloppent
encore une certaine confusion affective, font place à
l'amour et à l'amitié où le MOI s'unit
au TOI sans se confondre avec lui.
- Sous les attitudes et les rôles sociaux,
l'être pressent une zone plus profonde et plus
secrète, au delà de la communication
superficielle du langage et des convenances, au delà aussi
de la promiscuité des habitudes et des désirs,
apparaît la possibilité d'un échange
plus riche entre les personnes.
- En effet la présence d'autrui n'est pas
uniquement une présence sociale, elle peut devenir une
présence personnelle, à condition que je sache
« être disponible », ne pas me refuser
à autrui.
- L'autre, loin d'être en face de moi comme
une limite, un « mur », peut être un
accroissement, un « pont » vers la plus profonde
révélation de ce que je suis. Comme la plupart des poètes, ils
pensent que l'amour, seul, éclaire les hommes sur
eux-mêmes.
- Seul l'échange inter-personnel
paraît capable à la fois d'épanouir
intégralement chaque moi singulier, et de
réaliser le NOUS authentique, celui où les sujets
n'aliènent rien de leur personnalité tout en se
donnant sans réserve. Les notions de personne et de
communion ne sont plus seulement des notions psychosociales ; ce sont
aussi des catégories spirituelles.
- Il faut souligner combien l'emploi des pronoms
personnels est significatif, dans leur usage quotidien.
- Les bases mêmes du langage humain
refléteraient, à travers certains couples de
« mots-clefs », les attitudes fondamentales de
l'homme dans le monde.
- Le couple Je-Tu désigne le rapport entre les
personnes ; le couple JE-CELA, le rapport de l'homme avec la chose.
- Le malheur de la destinée humaine,
c'est que le premier rapport puisse se dégrader dans le
second ; que le TU puisse devenir cela, ou plus
précisément Il..
C'est-à-dire que l'autre, au lieu d'être saisi
comme sujet et comme ami, puisse être ravalé au
rôle d'objet et d'instrument.
- Le propre de
la relation personnelle c'est,
en effet, de ne point
s'adresser à autrui dans un projet de service ou en ne
retenant de lui qu'une qualité, qu'un aspect (aimer le visage, l'esprit, l'oeuvre de
quelqu'un ce n'est pas vraiment l'aimer) ; mais c'est de viser autrui a la fois dans
son unicité et dans son intégrité, c'est de l'aimer « tel qu'en
lui-même ».
- Dans la vie sociale quotidienne, l'usage du
prénom, a côté du nom patronymique
confirme et complète la vérité
psycholinguistique dégagée par Buber.
- Le prénom
individualise chaque membre dans la famille la plus unie ;
en dehors d'elle son emploi manifeste d'abord un progrès,
puis un état d'intimité.
- Continuer à appeler quelqu'un par son
patronyme, c'est traduire qu'on donne le pas aux relations
professionnelles ou mondaines sur les échanges
privés ; ou encore, qu'on veut se maintenir dans une zone de
simple camaraderie.
- De son côté, G. Marcel
(Être et avoir) oppose
le monde de la
deuxième personne, celui de «
l'être et de l'amour, au
monde de la troisième, des objets »
de « l'avoir » : « quand un
être m'est présent, je ne peux pas le traiter
comme s'il était simplement en face de moi... je ne l'ai
pas, je suis avec lui ».
- Entre nous est possible un rapport
créateur que je ne puis d'avance circonscrire : autrui peut
susciter en moi l'admiration, m'entraîner par son exemple.
- L'exemple opère comme un
révélateur : au
contact du modèle se dégagent en nous des
aspirations, des aptitudes. des énergies
inemployées, mais préexistantes.
- L'attitude
exemplaire d'un maître ou d'un chef nous arrache au
conformisme léthargique, nous oblige à faire le
point, à tendre nos efforts.
- Tel est, selon Bergson,
l'effet dynamique et créateur de « l'appel du héros »,
source du progrès moral et social. C'est son message que
nous décidons de faire « nôtre
» et de promouvoir, qui nous permet de réaliser le
célèbre impératif nietzschéen
« deviens ce que tu es ».
- Il ne s'agit donc ni d'une imitation servile, ni
d'une émulation collective où s'effacerait la
distance spirituelle entre celui qui appelle et celui qui
répond : il s'agit
déjà d'une communion où la
fidélité du disciple et l'inspiration du
maître n'aliènent en rien leurs
personnalités respectives.
- C'est aussi
par ses caractères d'élection et de
fidélité que l'amitié se distingue des
autres sentiments sociaux.
- Alors que dans l'amour
des facteurs spécifiquement sexuels
pèsent sur le choix, l'amitié
reste purement spirituelle : les exigences et les
satiétés de la chair qui donnent à
l'amour son caractère de violence et de
fragilité, ne viennent point troubler la
sérénité de l'échange
amical.
- Et tandis que l'exemple implique une sorte de
hiérarchie révérentielle, le statut de
l'amitié est foncièrement égalitaire.
- Il faut d'ailleurs admettre avec Aristote,
qu'étant fondée sur des affinités
profondes et multiple, l'amitié s'accommode
rarement d'une très grande disparité des
goûts et des milieux sociaux.
- Enfin l'amitié se
caractérise par sa lucidité
désintéressée, elle
retient de se faire valoir et réciproquement de flatter,
sinon elle dégénérerait vite en
complaisance, voire en complicité. Elle retomberait dans la
zone de l'intérêt et de l'avoir. C'est Montaigne
qui a su le mieux exprimer cette espèce d'harmonie
irremplaçable, cet échange sans
mélange, lorsqu'il évoque le lien qui l'unissait
à La Boétie : « Si on me presse de dire pourquoi je
l'aimais, je sens que cela ne peut se faire qu'en répondant
: parce que c'était lui, parce que c'était moi.
»
L'autre comme ...
- ... adversaire
- Si riche et décisive que puisse
être l'expérience de la jalousie,
il nous paraît excessif de voir en elle «
l'archétype du sentiment social ». C'est
d'ailleurs un caractère général du
Freudisme de considérer le sentiment de base (à
la nursery, comme dans les groupes plus vastes et plus
évolués) sous la forme d'une rivalité
et d'une hostilité mutuelles, le lien social ne pouvant
naître alors que d'une renonciation commune à
l'objet désiré.
- « La
justice sociale, écrit Freud,
signifie que nous consentons
à nous priver de beaucoup de choses, afin que d'autres aient
aussi à s'en passer ! »
- Devra-t-on pourtant convenir que la seule
disparité des êtres les condamne à une
opposition et à une incompréhension
définitives, « qu'autrui est, par principe,
l'insaisissable, qu'il me fuit quand je le cherche et me
possède quand je le fuis ? ». Il suffit de voir,
dans le conflit, un avatar banal de la communication.
L'échange interpersonnel, la communion restent possibles en
dépit de leur rareté, leur
précarité.
- ...instrument
- L'utilisation
d'autrui revêt les formes les plus variées. Elle
se manifeste
- dans la vie familiale
où l'enfant peut être
considéré comme jouet à taquiner, ou
créature à dominer ; la femme, comme une servante
ou un luxe décoratif ;
- dans la vie professionnelle,
milieu privilégié pour la volonté de
puissance et aussi pour la servilité ;
- dans la vie mondaine
ou la « compagnie » est recherchée comme
une excitation et un dérivatif, et où le
« maintenir » est un
succédané du « parvenir ».
Cette attitude comporte d'ailleurs des degrés, selon qu'elle
nous ferme plus ou moins à la réalité
d'autrui et a la coopération au bien-être du
groupe.
- On peut
distinguer sans doute l'avidité de l'avoir,
comme pure exploitation matérialiste, et celle du pouvoir où
l'intérêt concerne une entreprise,
une idée à laquelle le sujet s'identifie.
- Si l'intention subjective diffère, les
effets sur autrui sont étrangement voisins ; dans les deux
cas on aboutit au sacrifice délibéré
des destins individuels.
- Le
doctrinaire, l'inquisiteur le tyran n'hésitent
pas a violer les consciences et à supprimer les existences
pour réaliser leurs desseins prétendus
sacrés. Ces cas, il est vrai, sont patents ; il en est
d'autres, plus latents, intermédiaires entre l'avoir et le
pouvoir, voilés sous de plus bénignes
idéologies.
- Le libéralisme
économique notamment (si souvent
présenté comme une doctrine
d'épanouissement collectif et d'émulation
féconde) aboutit à vider le travailleur de sa
réalité humaine pour l'assimiler à une
marchandise. Partout donc l'exploitation entraîne, pour
l'être utilisé, ce que Marx nomme très
bien l'aliénation,
c'est-à-dire la transformation de la personne en chose.
Aliénation d'ailleurs réciproque, car celui que
son égoïsme conduit à traiter chacun
comme un outil, s'enferme peu à peu dans un
désert et perd la possibilité de tout dialogue,
de tout échange : par choc en retour il se
dépersonnalise.
- ... étranger
- Il faut
distinguer le solitaire qui adopte une attitude défensive et
asociale, du réfractaire qui se montre combatif et anti
social.
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