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Le
nez du soignant 11
pages
Hélène
Duperret Dolange,
"Le « nez » du
soignant", in L'INTERdit,
n°30/31, 1995
Si vous voulez commander : AMIEC, 162 avenue Lacassagne, 69003 Lyon
- 50 F
(association des Amis de
l'École
Internationale d'Enseignement Infirmier Supérieur de
Lyon).
Les notes de lecture ci-dessous ne donnent qu'un
aperçu.
« .../....
- L'odorat est un puissant
magicien qui nous fait traverser
des millions de kilomètres ainsi que les années
que nous avons vécues.
- Le verbe « sentir
» comme action de communication s'applique à la
fois à émetteur (d'odeur), mais aussi
à un récepteur (d'odeur). « Avoir la
sensation ou la perception de... (un objet, une qualité, un
fait) c'est percevoir, flairer, renifler, deviner, pressentir.
»
- Avec « flairer
», on retrouve la notion
d'animalité du sens de l'odorat, souvent
qualifiée d'archaïque.
- Avec « pressentir
», « discerner »,
ressort la subtilité de ce sens. Il y a relation avec les
affects, avec l'inconscient humain,
- «Dégager,
répandre une odeur de...» c'est
fleurer, embaumer, puer... On retrouve dans les différents
termes, les qualités attribuées à
l'odeur par celui qui choisit tel ou tel verbe.
- Il est très
difficile de parler de la mauvaise
odeur d'une personne. Même lorsqu'il s'agit d'un
être proche, c'est un sujet très
délicat... L'odeur
est taboue.
Fonctions et
rôle de
l'odorat
- « Le nez fait toujours fonction de sentinelle
avancée qui crie : qui va là »
Brillat-Savarin
- Sentir est un mécanisme neuro-sensoriel peu
estimé et méprisé ; et pourtant il n'y
a pas de fonction inutile.
- À quoi nous sert de sentir les odeurs et de
les mémoriser ?
- On comprend le mécanisme et
l'utilité du système respiratoire pour
l'oxygénation de l'organisme. La vue nous
préserve de nombreux dangers ainsi que l'ouïe, ce
sont de outils de communication. Pour le goût et l'odorat
leurs fonctions nous paraissent moins évidentes. Pourtant,
tous ces mécanisme qu'un but final : maintenir la vie,
favoriser la reproduction, se nourrir.
- Fonction de
«détection-alarme».
- Ne pas sentir un gaz ou une vapeur toxique, une
émanation dangereuse, peut avoir des conséquences
fatales. Sentir une odeur de fumée ou de
brûlé relève du même
processus d'alerte. L'odeur nous transmet des messages nous informant
sur notre environnent.
- Au tout début de l'apparition des
êtres vivants sur terre, marcher à quatre pattes,
un « museau » plutôt allongé
et des lobes olfactifs développés permettait de
flairer facilement les traces des proies ou des autres êtres.
- Avec les modifications anatomiques telles que le
redressement du corps et le développement de mains
préhensiles, l'intelligence s'élève,
la vision s'élargit, les mains deviennent outils, mais
l'odorat perd d'utilité pour « flairer »
l'ennemi ou la proie. Elle subsiste encore de manière
atténuée chez les humains que nous sommes. En
effet, le goût, associé à l'odorat, est
responsable de la saveur de nos aliments, mais l'évolution
psychologique et la civilisation font de ces deux sens une source de
satisfaction plutôt que des éléments de
survie puisqu'ils n'ont plus aucun rôle dans la
détection de la nourriture, sinon dans son choix .
- À l'heure actuelle, la zone olfactive
chez l'homme est de la taille d'une pièce de 1 franc ; chez
le chien elle est de la taille d'un mouchoir.
- Fonction dans la reproduction.
- L'odeur, outre sa fonction d'alarme, d'incitation
à l'alimentation aurait un rôle de stimulation ou
d'excitation.
- En 1959, les savants décrivent les phérormones
qui sont sécrétées, non seulement par
les papillons pour attirer leur partenaire sexuel, mais aussi les
reptiles, les oiseaux, les mammifères, y compris l'homme.
- C'est une forme de langage. On admet aujourd'hui
que toutes les créatures, êtres humains inclus,
émettent des odeurs qui affectent le comportement des
autres. Ces comportements sont liés le plus souvent
à la reproduction ou à l'attraction sexuelle.
- Petit à petit nous arrivons à
cette notion des comportements et attitudes liés
à notre sentiment en présence d'une odeur. Nous
parlons d'attitudes pouvant aller du désir à la
faim, de l'agressivité au
dégoût.
- Deux particularités de l'odorat :
- L'adaptation.
- C'est un sens doué d'une grande
faculté d'adaptation. Imaginez qu'en présence
d'une odeur nauséabonde, une personne retienne sa
respiration trop longtemps. Il s'en suivrait des troubles
d'oxygénation et on peut faire l'hypothèse, dans
un cas extrême qu'il pourrait y avoir un risque vital.
- Nous avons tous fait l'expérience de
l'« habitude ». Une mauvaise odeur provoque une
sensation olfactive intense, elle s'atténue au fil des
minutes :les récepteurs olfactifs avertissent de la
présence odeur, mais ne continuent pas à
intervenir en sa présence.
- Même mécanisme pour le parfum
que nous nous mettons le matin, que nous ne sentons plus ensuite mais
que d'autres peuvent percevoir tout au long de la journée.
- On peut penser que nous cesserions peut-être
de respirer ou que nous aurions du mal à nous concentrer, si
nous avions conscience d'une odeur continue, ou bien que nos autres
sens seraient comme parasités par l'attention que nous
porterions à cette odeur.
- S'habituer à une odeur, c'est rendre
disponibles nos autres sens à la perception de notre
environnement.
- La
mémorisation.
- Une fois mémorisée, une odeur est
rarement oubliée, doute jamais. Les scientifiques expliquent
ce phénomène par la mise en jeu des «
émotions fondamentales ».
- Une odeur en elle-même ne signifie rien.
Elle n'a de signification qu'en lien avec une situation
vécue ou une expérience
précédente. Elle peu être
assimilée à un plaisir, un danger ou une autre
impression.
- « Rien ne saurait vous rappeler
quelque chose aussi vite et autant de précision qu'une
odeur. Si vous ne me croyez pas, essayez ce petit exercice de
mémoire. Imaginez les odeurs que vous associez à
un garage, un grand magasin, un café, un cabinet de
dentiste, Noël... »
- Pour démontrer, si cela était
encore nécessaire, que l'odorat est un moyen de
communication primordial, citons le cas d'Hélène
Keller : née aveugle, sourde et muette, en 1880 et n'ayant
que deux sens à sa disposition, le toucher et l'odorat, elle
finit par être capable d'identifier ses amis et visiteurs
grâce à sa sensibilité olfactive
hyperdéveloppée qui lui permettait de les
reconnaître, comme nous le faisons en utilisant la vue et
l'ouïe.
- La dimension psychique de l'olfaction
apparaît clairement. Au-delà de l'influx nerveux
qui la génère, la sensation olfactive fait
travailler notre mémoire mais remue aussi sentiments, nos
affects.
- L'eau qui pourrait sembler être neutre,
incolore, sans saveur, inodore, n'est jamais cela. Lorsque l'on pense
« eau » nous y mettons une odeur d'air marin, de
marécages, de terre mouillée.
Déjà l'émotion transparaît.
Des vacances pleines de gaieté au bord de la mer ou une
balade mélancolique le long d'un canal. C'est cela l'odeur
de l'eau dans nos souvenirs.
-
Approches psychologique et psychanalytique
-
- « Du fait du redressement vertical de
l'être humain et de la dévalorisation du sens de
l'odorat, non seulement l'érotique anale, mais bien la
sexualité tout entière aurait
été menacée de succomber au
refoulement organique.»
- L'hypothèse de Freud est que
notre odorat a régressé au cours des
millénaires d'évolution humaine. Le fait de se
mettre debout, de ne plus avoir besoin de « flairer
» les proies ou de « repérer un
partenaire sexuel » a fait se mettre en retrait notre sens
des odeurs humaines. Il est intéressant de savoir que, si
nous refusons et tentons de masquer beaucoup de nos odeurs naturelles,
nous les remplaçons curieusement par des parfums
essentiellement composés d'odeurs animales.
- « L'ambre gris » est un fluide
huileux secrété par les cachalots, « le
castoreum » sert aux castors pour marquer les limites de leur
territoire, « la civette » est émise par
la région génitale de la civette nocturne,
« le musc » vient de l'intestin d'un cerf
d'Asie.Quel paradoxe de masquer nos odeurs humaines et naturelles par
des odeurs animales, parfois à forte connotation sexuelle !
Dans ces odeurs ne recherchons-nous pas inconsciemment une
mémoire collective « de la fertilité,
de la vigueur, de la force de vie, de tout l'optimisme, toute
l'attente, l'épanouissement passionné de la
jeunesse ? »
- Le sens de l'olfaction a été
étudié chez le nouveau-né qui
réagit dès les premières heures aux
odeurs. Des expériences ont été
menées sur vingt bébés de 50 heures en
moyenne auxquels des psychologues américains ont fait sentir
quatre produits. Ils ont obtenu des réactions
significatives.Mais le plus important c'est que le nourrisson a les
capacités de discriminer les odeurs spécifiques
et familières.« Le contact corporel
immédiat après la naissance détermine
la reconnaissance de l'odeur corporelle de la
mère.»
- On obtient des mimiques
de satisfaction du
bébé face a des odeurs jugées
plaisantes par les adultes, telles vanille, lait, miel et au contraire
face à l'odeur de poisson ou d'oeuf
altéré une mimique de rejet de
dégoût. Il reste à démontrer
le caractère inné de cette
sensibilité. On pense aussi que ces impressions
olfacto-gustatives peuvent être
déterminées par le contact avec le liquide
amniotique et induire des réponses traduites par l'adulte en
terme de satisfaction et de dégoût.
- Ce qui attire l'attention dans ces théories
psychologiques de l'odeur humaine c'est qu'elles sont
associées en grande partie à la
sexualité, ce que renforce la découverte des
phéromones. Même enfouies au plus profond de notre
inconscient, les inter-relations inséparables odeur et
psychisme, peuvent conduire, de phobies en angoisses, sur le divan du
psychothérapeute.
- Les odeurs humaines provoquant
dégoût ou gêne sont intimement
liées à l'inhibition sexuelle surtout
lorsqu'elles sont relatives aux odeurs d'excrétion : l'urine
ne dégoûte pas parce que c'est un liquide
composé d'eau, d'urée, de potassium, de sodium,
etc... mais parce qu'elle est le résultat d'un «
filtrage humain ».
- La mauvaise odeur humaine (cancer, infection), est le
plus souvent associée à l'idée de
mort, de maladie ou de saleté.
- Toutes ces notions se mettent en place dans les
premières années de la vie.
- Freud affirme qu'il n'existe pas dans la petite enfance
la moindre honte au sujet de la fonction d'excrétion, ni de
dégoût pour les matières
excrétées.
- L'odorat se met en retrait à l'âge
de dix ans.
- Vers dix-huit ans, la prise de conscience sociale et le
désir de se conformer aux normes fait que nous refoulons
beaucoup de nos affects, de nos pulsions et de nos instincts.
- « C'est par l'odeur que le nourrisson, avant
même de la voir, éprouve la présence de
sa mère ; c'est par la différence entre
l'audition et l'olfaction qu'il prend la mesure de l'espace ; c'est
enfin grâce aux effluves qu'ils émettent que le
petit enfant distingue les hommes des femmes.
- L'odeur des selles du nourrisson est appel à
la mère ; dans ses échanges avec celle-ci, le
bébé " produit quelque chose à sentir
par le bas et il subit quelque chose à sentir par en haut "
». Françoise Dolto.
-
La mauvaise odeur et ses représentations
- Représentation sociale et culturelle
- Dans notre culture, le langage reflète cette
correspondance entre l'odeur et l'espace personnel. Un individu
pénible, que l'on veut tenir à distance, est un
type « puant » et deviendra si les choses
s'aggravent, un « fumier ».
- Il est amusant de découvrir que le mot
« embrasser » signifie « sentir
», à Bornéo, en Afrique Occidentale, en
Birmanie, en Sibérie et en Inde, etc...
- Nous sentons et nous donnons à sentir et,
dans notre culture européenne, nous n'admettons pas de
remarque négative sur notre odeur : nous travaillons de plus
en plus nos messages odorants à destination des autres,
espérant provoquer du plaisir, séduire.
- Ce désir d'être propre et de
sentir bon s'est développé surtout au
XIX° siècle, où il existait une
véritable « puanteur du pauvre ».
Mêlée à une notion de puritanisme, la
sensibilité olfactive devint très sensible. On ne
sent plus, on ne touche plus : cela devient trop troublant. «
L'absence d'odeur importune permet de se distinguer du peuple putride,
puant comme la mort, comme le péché...
».
- L'odeur ne peut rester neutre quoi qu'il en soit et
chaque culture, chaque époque a
développé des images, des fantasmes
liés à celles-ci.
- Dans notre culture, la place que nous laissons aux
« mauvaises odeurs » se mesure au nombre de
publicités ayant trait aux déodorants,
désodorisants, parfums et savons variés. Tous ces
moyens sont utilisés pour masquer des odeurs
classées comme désagréables, ayant
souvent un lien avec tout ce qui sort du corps. Les odeurs de
toilettes, de sueurs, d'haleine sont visées en
priorité.
- Les « bonnes » odeurs nous font
voyager, grâce à des parfums de vanille, de fruit
de la passion ou de jasmin.
- Dans un tel contexte, toutes nos odeurs corporelles
nous montrent du doigt, comme si nous étions, sans aucun
doute, négligés, donc répugnants.
- Dans l'histoire, il y a eu une progression dans nos
représentations sociales de l'odeur. Certaines remontent
à l'ère de l'être marin qui, plus tard,
deviendra terrestre et se réfèrent souvent
à « l'odeur de poisson ». On peut
souligner d'ailleurs qu'en grande partie nous sommes des
êtres faits de liquide salé. On a pu entendre dire
que « le vagin des femmes sent la marée
» et, un disciple de Freud, Ferenczi s'appuie
pour expliquer cette théorie sur le fait que «
l'homme s'efforce de regagner l'océan primordial
».
- Nous ne faisons pas que devoir notre odorat et
notre sens du goût à l'océan ; nous
sentons nous-mêmes l'océan et nous en avons
nous-mêmes le goût. Ceci pourrait être
une représentation universelle de l'odeur et pourtant, on
sait que chaque race porte sa propre odeur en fonction de sa
nourriture, de ses coutumes et de son système pileux. Or,
aborder ce genre d'étude est délicat, car la
représentation raciale et discriminatoire est
omniprésente lorsque l'on parle d'odeur humaine. On peut
citer l'exemple des mots utilisés pour désigner
les prostituées. Les termes employés pour les
nommer contiennent pour la plupart la racine « pou
», se gâter, pourrir. En français :
putain ; en irlandais : old put ; en italien : putta.
- Pourtant nous avons besoin de nous sentir et c'est
peut-être pour cette raison que nous éprouvons du
plaisir à nous embrasser. Reconnaître et accepter
que les habitants à Bornéo n'accueillent pas les
personnes qui arrivent, mais « les reniflent », que
les Arabes soufflent à la figure de leur interlocuteur car
pour eux c'est une insulte que d'ignorer l'haleine de l'autre,
voilà qui nous permet de mesurer notre tolérance
vis-à-vis de l'autre et, par là-même,
le respect que nous lui portons.
- Représentation sexuelle et
séductrice
- Dans une lettre célèbre, Napoléon
demandait à Joséphine de ne pas se laver pendant
les deux semaines qu'il passerait loin d'elle. Ainsi pourrait-il
profiter de tous ses arômes naturels... La
séduction de Joséphine pour Napoléon
faisait probablement appel à une archaïque fonction
de l'olfaction chez l'être vivant, être
attiré et excité par l'odeur du partenaire
sexuel.
- On en revient à un des premiers
rôles de l'odorat et des émissions de «
phérormones », qui stimulent les fonctions
sexuelles. L'importance de l'odeur dans une relation intime nous semble
« tabou » à nous, Occidentaux, qui
pensons être libérés. Nous sommes moins
pudiques mais, sous prétexte d'hygiène, nous ne
supportons plus que les émanations artificielles des
cosmétiques et des déodorants...et nous employons
des expressions faisant allusion au caractère sexuel des
odeurs, comme « chienne en chaleur » ou «
ça pue le bouc » qui sont plutôt
péjoratives.
- Représentation spirituelle, magique et
sacrée
- La Bible reconnaissait
déjà l'importance de l'odorat dans ce mode de
communication humaine qu'est le baiser.
- Lorsque Isaac, aveugle, demanda à Jacob
de l'embrasser avant de lui accorder la
bénédiction divine qui revenait à
Esau, c'était bien pour reconnaître son fils
à son odeur ! Et Jacob trompa le flair d'lsaac en
revêtant les vêtements d'Esaü.
- Depuis les temps les plus reculés
où les Égyptiens embaumaient leurs momies d'une
odeur propre à chacune d'elles pour masquer les relents de
putréfaction, odeurs, religion et croyances
sacrées sont liées. Dans toutes les religions ou
presque, on fait usage d'encens.
- Les religions séparent le Mal puant du
Bien parfumé. Le mal étant souvent, pour les
chrétiens, associé au Malin, au diable : on
utilise l'encens dans les séances d'exorcisme.
- « Après l'homme le ver,
après le ver la puanteur et l'horreur » Saint
Bernard. L'odeur est source d'angoisse face à la
décomposition des chairs qui entrave l'idée du
corps prêt à la résurrection et
à la vie éternelle. On utilise les encens, les
parfums pour masquer la corruption auprès des morts mais
aussi lors des sacrifices. Les offrandes d'herbes
odoriférantes neutralisent les odeurs de chairs, de graisses
brûlées mais aussi à certaines
époques, étaient censées attirer les
dieux. Et puis n'oublions pas « l'odeur de
sainteté » dont parlent les chrétiens
pour qualifier l'odeur « suave » émanant
des cadavres des bienheureux saints ou vierges consacrées
à Dieu. C'est comme si l'olfaction détectait
l'absence de péchés.
- Mais des contradictions apparaissent au sein
même des conceptions chrétiennes des odeurs. On
raconte que le curé d'Ars refusait de soigner son corps
qu'il appelait « son cadavre ».
- Il ne voulait pas que l'on s'occupe de son
ménage, mangeait des pommes de terre pourries, changeait peu
souvent de soutane. Son entourage parlait de son absence
d'hygiène dentaire et de sa mauvaise haleine. «
Seul l'intéresse le "ménage du Bon Dieu". Par
humilité, il recherche l'odeur nauséabonde,
annonciatrice du sort réservé à cette
dépouille qu'il a hâte de quitter... L'attitude du
curé d'Ars nous rappelle combien fétide est
l'odeur qui nous revient du Golgotha »
- Cette représentation de l'odeur,
liée à la magie, au spirituel, au
sacré, n'est qu'un seul et même rappel
à la mort. Il entre certainement beaucoup dans notre
inconscient face aux odeurs des maladies que nous affrontons
à l'hôpital.
- Représentation discriminatoire et
raciste
- C'est par les métaphores du nez que l'on
exprime avec le plus de vigueur ses sympathies et surtout ses
antipathies les moins raisonnées « Je ne peux pas
le sentir (le blairer, le pifrer) ; casse-toi tu pues ! » Et
quand on a quelqu'un dans le nez l'agressivité «
nous chatouille les narines, la moutarde nous monte au nez ».
- L'opinion publique a été
fortement choquée par les allusions d'un leader politique
sur les odeurs émanant des appartements des
immigrés, en juin 1991. Ce genre de discussion choque et
alerte l'opinion car dans toute l'histoire de l'humanité on
a des exemples de mauvaise odeur attribuée à
telle race, telle catégorie de personnes. Ceci a parfois
permis de la tenir à l'écart, et même
de la maîtriser si ce n'est de l'exterminer. Les exemples
sont multiples.
- Au XIX° siècle, la classe
]laborieuse dégoûte les bourgeois par ses
exhalaisons suantes. Ainsi les tanneurs, dont les activités
sont génératrices d'odeurs fétides,
sont renvoyés en périphérie des
villes.
- La puanteur de l'homosexuel ne fait aucun doute.
« Symbole de l'analité, installé dans
le plaisir des latrines, il participe aussi à la
fétidité animale »
- Les prostituées subissent le
même jugement. Et puis on en vient à distinguer le
paysan du Quercy ou du Rouergue à son odeur
fétide d'ail ou d'oignon, celui d'Auvergne à une
odeur de « petit-lait aigri » pourrissant.
- Même le prêtre continent, le
pion ou le célibataire malpropre se voient attribuer une
odeur séminale. On en trouve des échos dans la
littérature romanesque (Jules Vallès -1879).
- Si l'on veut parler des races, le sujet devient
encore plus aigu : pour un Japonais, un Américain ou
l'Européen sent le beurre. Inversement,
l'Américain trouve une odeur de poisson à
l'Asiatique. Les Esquimaux sont imprégnés d'odeur
de graisse de haleine d'huile et de sueur. En Amérique du
Nord en 1912, G. Simmel écrit que « La
réception des nègres, dans la haute
société de l'Amérique du Nord, semble
déjà être impossible à cause
de leur odeur corporelle et l'on a attribué à la
même cause la fréquente et profonde aversion
mutuelle des Germains et des Juifs ».
- Mais en réponse à la
mauvaise odeur des Juifs à laquelle les Allemands se
référaient lors de la deuxième guerre
mondiale, le juif Ernest Bloch oppose celle, affreuse, du nazi :
« Ce n'est pas seulement l'odeur de sang qu'exhale le nazi :
il dégage aussi une odeur d'urine dans son pot de chambre
géant, pot puant de ses moeurs, de ses crimes...C'est un
infernal salaud...» On atteint là des sommets de
violences : l'olfaction, sens archaïque, est
démesurée et difficile à
contrôler. Même les scientifiques en 1916, dans
«le bulletin de la société de
médecine de Paris», décernent
à l'Allemand une sorte de record de la
fétidité. Son « fumet » est
plus fort et désagréable que l'odeur
«acide» de l'Anglais, celle « rance
» du Noir, ou celle « fade » et vireuse
du jaune... C'est dire !
- Les odeurs servent manifestement de support aux
clivages raciaux ou sociaux. Cela paraît si monstrueux et
idiot que l'on aimerait pouvoir en rire, mais il n'en est rien. On
connaît trop bien l'Histoire !
- Par contre, on peut penser que certains rites
d'ablution ou de « désodorisation » sont
un moyen d'intégration.
- « Les rituels arabes d'aspersion visent
probablement à effacer symboliquement les
caractéristiques odorantes de l'étranger,
appelé fréquemment " celui qui pue" ».
Cela nous ramène à nous, soignants, qui souvent
voulons « effacer » les odeurs de nos patients.
Mais là il ne s'agit plus de races, ni d'homosexuels ou de
paysans, mais de malades.
- Odeurs
et maladies
- « Dans l'anxieuse incertitude qui entoure
l'épidémie (de peste), l'odeur apparaît
comme le seul signe qui permette vraiment de l'identifier ».
- Il est intéressant de constater que de tout
temps la maladie a été
imprégnée d'odeurs.
- il fallait soit masquer, soit fuir car elles
étaient censées porter les agents de mort.
- Ainsi sont nées les pratiques des
aromates destinés à effacer les miasmes putrides.
Hippocrate pensait déjà que l'on pouvait lutter
contre la peste par les odeurs. Les Hébreux cultivaient les
pouvoirs de l'odeur, les formules de certains composés et
finirent vite par faire commerce de ces aromates.
- Se parfumer, c'est en quelque sorte tenter de se
préserver de la maladie. Peut-être bien qu'en ces
époques où la contagion n'était pas
connue, l'odeur avait fonction de protection : en effet,
jusqu'à la découverte des micro-organismes par
Pasteur vers 1880, les mauvaises odeurs sont
considérées en Europe comme agissant directement
sur la santé et la vie.
- Alors il n'est pas impossible que de manière
empirique on se protège, on « se tient
à distance » du malade qui sent mauvais.
- En 1835, les règlements sanitaires proposent
au médecin de se protéger avec des sabots et de
se vêtir de toile cirée. L'examen d'un
pestiféré « doit se faire au moins
à douze mètres et derrière une
barrière de fer... lorsque le secours manuel devient
absolument nécessaire, " on invite" un
élève en chirurgie à s'enfermer avec
le malade...»
- Pendant longtemps, la confusion entre puanteur et
nocivité a été une des
théories de la médecine. Les termes « pestilence
» (XIIIe siècle) ou « empester
» (XVIe siècle) nous viennent directement
à travers l'histoire de ce lien très fort entre
maladie, mort et miasme.
- Ces odeurs qui imprégnaient la maladie, le
malade et l'air ambiant, ont été sujettes
à de plus en plus d'études très
précises par des médecins qui, dans le moindre
détail, analysaient, détaillaient, classaient les
différentes nuances d'odeurs. Car « L'odeur peut
être à l'origine d'un diagnostic plus rapide que
celui auquel parviendrait n'importe quel appareil ou examen
».
- Les médecins ont vite compris que l'odeur
pouvait être un élément de diagnostic
surtout aux temps où l'on avait peu de moyens techniques. Un
guérisseur paraguayen diagnostiquait les maladies
à distance à l'aide d'un vêtement
imprégné par l'odeur du patient.
- La sueur, le sébum, le mucus des voies
nasales, de la gorge et des poumons, les urines, les fèces,
les sécrétions vaginales, le suintement des
plaies et les tissus en décomposition, sont tous des
éléments odorants qui peuvent donner des signes
aux soignants .
- Le malade atteint de fièvre jaune
sent l'étal de boucher ; le scorbut, la variole font penser
à l'odeur de pourriture ; la fièvre
typhoïde rappelle l'odeur de pain frais ; la
diphtérie, une odeur douceâtre et
écoeurante ; les pestiférés sentent la
pomme ; les rougeoleux, la plume fraîchement
arrachée ; les eczémateux, le moisi.
- Mais on relève aussi l'odeur bien connue
d'acétone dans l'haleine d'un patient en coma
diabétique, celle de l'ammoniaque dans les
problèmes rénaux, celle d'excréments
chez les porteurs d'occlusion et l'odeur de crasse chez le malade
mental, la personne sénile ou dans le dénuement.
Je n'insiste pas sur l'haleine « souvent chargée
» dans les troubles hépatiques : le «
foetor hepaticus » ; le « foetor ex ore »
du patient souffrant de troubles intestinaux.
- Et tout simplement les odeurs liées aux
dents abîmées, aux gencives malades. Le
problème des haleines fétides est très
souvent une barrière à la communication. Une
discussion avec une personne porteuse d'une haleine
désagréable peut être très
perturbée.L'émission par le rectum de gaz
nauséabond, vulgairement appelé « pet
». est un sujet tabou et réprimé par
les « bonnes moeurs » dans notre culture.
- Chaque odeur
à sa cause.
- L'odeur des pieds s'explique sans doute chez des
personnes pourvues de glandes odoriférantes plus nombreuses
et sécrétant abondamment. À l'origine,
beaucoup d'animaux possèdent ce type de glandes dans leurs
pattes et marquent ainsi leur territoire à mesure qu'ils se
déplacent.
- Mais voilà, toute odeur jugée
désagréable par notre culture est mise au pilori.
S'il est difficile de comprendre pourquoi elles sont
classées comme désagréables (mais on
peut ici se référer à notre
inconscient), elles déterminent des a priori qui peuvent
devenir des obstacles majeurs entre le patient et le soignant.
- Ce qui
gêne les soignants
- L'odeur de vomi.
- À ma grande surprise, c'est l'odeur qui
apparaît comme la plus difficile à supporter. On
l'a vu dans la question précédente, les odeurs
associées aux pathologies digestives sont nombreuses.
L'hépatite, la cirrhose, le diabète, portent des
odeurs de « pomme reinette » ou
«d'acétone ». On décrit des
odeurs qualifiées « d'aigre »,
« d'âcre », de « lait
caillé » qui font référence
à des goûts alimentaires. Les relents de bile et
d'acidité gastrique stimulent à notre insu, nos
fonctions digestives.
- L'odeur peur déclencher des
phénomènes physiologiques par le biais de notre
système neuro-végétatif.
- Assister à un vomissement. voir le
contenu gastrique imprégné de sucs gastriques et
sentir en plus son odeur âcre et acide, provoque chez la
plupart des gens le réflexe nauséeux et
même vomitif. Notre fonction alimentaire résiste
mal à ce contresens d'un corps qui rejette ce qu'il avait
commencé à « traiter » et
à s'approprier. L'association odeur et vue d'aliments,
potentiellement consommables mais rejetés, est ici
détournée et provoque par le fait même
le « dé-goût ». Devant des
vomissements, la représentation du repas en tant que rite,
occasion de partage et sentiment d'appartenir à un groupe
social, ne fonctionne plus.
- Viennent ensuite l'odeur de l'infection, de
chair décomposée, de chair
brûlée, du sang.
- L'odeur du cancer qui regroupe les
précédentes semble être ressentie comme
spécifique.
- Les attitudes et comportements des soignants,
face aux odeurs incommodantes dépendent de plusieurs
facteurs personnels mais utilisent presque toujours la communication
non-verbales. Ce n'est pas par hasard. Le caractère
« gênant », presque tabou, de la mauvaise
odeur amène le plus souvent à ce niveau de
communication.
- Dire à quelqu'un qu'il ne sent pas bon, est
très difficile, sinon impossible. Dire à
quelqu'un « je ne peux pas te sentir », c'est un
peu lui dire « je ne t'aime pas ». Voilà
pourquoi, les réactions sont le plus souvent non verbales et
ainsi assimilables à des mécanismes de
défense.
- L'odeur ayant un lien direct avec les pulsions et les
affects, il paraît évident que des
mécanismes de défense naturels se mettent en
place. La mauvaise odeur, surtout liée à la
maladie, nous ramène inconsciemment à
l'idée de danger, de mort, d'oralité
déplacée. Des pulsions d'instinct de vie,
d'instinct de survie, émergent spontanément. Ces
idées de mort, de décomposition, d'alimentation
détournée, d'excrétion «
visible », sont inconfortables, gênantes et au pire
insupportables. S'enracinant profondément dans notre
inconscient, elles peuvent resurgir chaque fois qu'une odeur
fétide les fera ressortir de notre mémoire.
Sentir un parfum de jasmin nous fera penser à l'lnde,
l'odeur de chair nécrosée à la mort...
Si l'idée de mort nous terrorise, l'odeur qui s'y associe
nous angoisse ou bien nous pousse à fuir. C'est une des
composantes de la perception : le processus symbolique auquel on peut
adjoindre le processus affectif dans le cas de l'odeur à
caractère humain.
- La communication non-verbale utilisera l'utilisation de
parfums, de papier d'Arménie, l'attitude de fuite ou de
distance pour le soin, les mimiques...etc.
- S'engager dans
une profession soignante c'est apprendre d'abord qu'il faudra affronter
la mort, la souffrance, la douleur, la peur ; qu'il faudra faire face
aux larmes, à la sueur, aux excréments, aux
odeurs... qu'il faudra essuyer les larmes, laver la sueur,
débarrasser le malade de ses excréments.
- L'infirmière fait de la réponse
aux besoins des malades sa profession. La composante
émotionnelle peut perturber la communication et la mauvaise
odeur peut en être une. Elle peut être comme une
pensée intime que le malade ne pourrait avouer à
personne d'autre. Alors, si l'on veut pouvoir établir une
bonne relation d'aide, il faut travailler sur soi-même,
apprendre la tolérance, savoir écouter et
comprendre la souffrance du malade (souffrance morale, lorsqu'il s'agit
d'odeur gênante).
.../... »
15/10/1998
Editique : Lucien Mias
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