Avant d'entrer ici, j'avais, comme beaucoup de gens,
perdu l'usage de l'anus en tant qu'organe d'expression.
Mais ici, je me rendis bientôt compte qu'il
faisait l'objet d'une réhabilitation
générale. Tout le monde s'en occupait, les
soignants et les soignés. C'était un souci commun
et constant, le souci d'hygiène, ce qui est très
important. Contrairement a ce qu'on aurait pu supposer, dans une maison
de fous, les soins de l'anus ont priorité sur ceux du
cerveau. Des salles entières sont
spécialisées dans les soins aux
égarements de l'anus. Mais on ne m'a pas signalé
de salle uniquement affectée aux besoins du cerveau.
Plus l'esprit recul, plus le cul
s'étale. On le savait.
Dans un bon milieu, on s'exprime par la bouche, avec le
visage aussi, avec les mains, si l'on veut mais ici le langage oral a
subi une inflation. L'hyperbole et le symbolisme l'ont gravement
dévalorisé. Le langage anal a retrouvé
son crédit. Avec l'agitation c'est le seul mode d'expression
qui fasse toujours corps avec l'individu.
Donc, comme vous, je n'employais plus le vocable que dans
des expressions toutes faites et congrues : faire le cul de poule, ou
saluer à cul ouvert. Mais jamais au grand jamais, je n'avais
cherché a attirer l'attention au moyen de mon fondement. Je
l'ai seulement appris ici. Auparavant comme disent les gens, je me
retenais. J'avais appris à me retenir et c'était,
je le croyais, une bonne habitude bien prise. Encore une fois ce
n'aurait été qu'en m'exprimant de
manière imagée, et rien qu'en image, que j'aurais
pu vous dire : je vous emmerde.
Ici, il en alla autrement.
Remontant aux sources originelles et barbares du langage,
quotidiennement je signifiais par voie rectale ma présence,
mon impatience, mon insolence, ma gratitude, mes protestations, mon
mépris, mes frustrations, enfin, pour tout dire, mon besoin
de leur dire quelque chose, aux autres. Le besoin de dire quelque
chose, même à des gardiens d'asile, même
à des médecins d'asile, est un besoin naturel
comme un autre, mais comme on ne s'occupait que de l'autre besoin, je
donnais satisfaction aux deux besoins d'un même coup.
Je causais donc avec eux. Je leur faisais part de mes
soucis. On parle à qui l'on peut et comme on peut. C'est
tellement nécessaire de s'exprimer. S'exprimer ou mourir.
Je savais que mon message leur était parvenu
quand je les entendais dire « Bon Dieu ! il est encore dans
la merde, ce cochon-la ! ». Je fermais alors les
paupières doucement et j'attendais. J'attendais souvent fort
longtemps, à en juger par certains repères qui me
permettent aujourd'hui une mesure différée du
temps.
Le temps, rappelons-le, est une notion
négligeable en langue anale.
De temps à autre quelqu'un passait et filait
bien vite parce que ça puait. Enfin « un
travailleur » venait me torcher. Indifférent, il
roulait l'alèse, me passait une éponge froide sur
les fesses.
L'entretien était terminé. Je suis
maintenant dans le monde des lucides.
Mais les choses que j'ai à dire ne se
communiquent pas ou se communiquent mal dans le vocabulaire et la
syntaxe des lucides...
Or donc,
quand le langage lucide et cohérent se dissout et se
désagrège sur votre langue, quand les cris les
plus rauques, les hurlements les plus barbares n'émeuvent
plus un entourage insoucieux et impassible, quand les mouvements
forcenés les plus
désespérés et la pantomime la plus
tragiquement humaine sont vaincus par la camisole ou par la narcose,
comment supplier, blasphémer ou maudire ?
En dernier il reste l'anus.
Non, le gâtisme n'est pas seulement
démence et perte du contrôle cortical. Le
gâtisme est expression plastique.
C'est l'expression plastique dans sa forme informe,
brute, jaillie du corps et de l'instinct qui se délivrent,
s'exonèrent. Le corps sans bouche, sans yeux, sans mains
s'exprime encore en pleine pâte, en pleine
matière.
Tout le monde, vous comprendrez ne peut faire sous soi,
à part, bien entendu, en passant. Mais l'internement vous
réhabilite une autre façon de faire.
L'asile d'aliénés remet
naturellement en usage les comportements primitifs avant de redonner
les usages qu'impose la société reçue.
J'ai réellement pris conscience de ma
situation d'interné quand le soir de mon arrivée,
j'ai pété dans la salle et que personne ne tourna
les yeux, que personne ne broncha. J'ai vraiment frémi de
mon isolement. Il n'y eut que moi qui réagit par un petit
tressaillement de gêne dû aux habitudes, rapidement
démodées et ridicules comme les
vêtements qu'on porte en entrant. Cette petite
réaction de gêne était donc une
réaction d'entrant dont je me suis
débarrassé bien vite. Alors je trouvai
à péter un plaisir qui se substitua à
la petite gêne d'usage, un plaisir rageur, vengeur contre
cette société des hommes qui m'avait
obligé à me retenir si longtemps. Plus
d'obligation. Plus de petits pets honteux, péteux. Je
reniais dans un sarcasme hautain la petite vesse hypocrite des
sociétés. La flatulence se présentai,
je me débondais sans retenue, sans angoisse, sans
ostentation, sans le faire exprès, ni avec l'air de ne pas
le faire exprès »
15/05/1991
Éditique : Dr Lucien Mias