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L'incontinence de protestation  images/logoPdf8k.jpg3 pages

Ombremont D., in revue Esprit, 1952, 12, n° 197, pp. 828-829. 

« Du gâtisme considéré comme un des beaux arts.
Avant d'entrer ici, j'avais, comme beaucoup de gens, perdu l'usage de l'anus en tant qu'organe d'expression.
Mais ici, je me rendis bientôt compte qu'il faisait l'objet d'une réhabilitation générale. Tout le monde s'en occupait, les soignants et les soignés. C'était un souci commun et constant, le souci d'hygiène, ce qui est très important. Contrairement a ce qu'on aurait pu supposer, dans une maison de fous, les soins de l'anus ont priorité sur ceux du cerveau. Des salles entières sont spécialisées dans les soins aux égarements de l'anus. Mais on ne m'a pas signalé de salle uniquement affectée aux besoins du cerveau.
 
Plus l'esprit recul, plus le cul s'étale. On le savait.
Dans un bon milieu, on s'exprime par la bouche, avec le visage aussi, avec les mains, si l'on veut mais ici le langage oral a subi une inflation. L'hyperbole et le symbolisme l'ont gravement dévalorisé. Le langage anal a retrouvé son crédit. Avec l'agitation c'est le seul mode d'expression qui fasse toujours corps avec l'individu.
Donc, comme vous, je n'employais plus le vocable que dans des expressions toutes faites et congrues : faire le cul de poule, ou saluer à cul ouvert. Mais jamais au grand jamais, je n'avais cherché a attirer l'attention au moyen de mon fondement. Je l'ai seulement appris ici. Auparavant comme disent les gens, je me retenais. J'avais appris à me retenir et c'était, je le croyais, une bonne habitude bien prise. Encore une fois ce n'aurait été qu'en m'exprimant de manière imagée, et rien qu'en image, que j'aurais pu vous dire : je vous emmerde.
 
Ici, il en alla autrement.
Remontant aux sources originelles et barbares du langage, quotidiennement je signifiais par voie rectale ma présence, mon impatience, mon insolence, ma gratitude, mes protestations, mon mépris, mes frustrations, enfin, pour tout dire, mon besoin de leur dire quelque chose, aux autres. Le besoin de dire quelque chose, même à des gardiens d'asile, même à des médecins d'asile, est un besoin naturel comme un autre, mais comme on ne s'occupait que de l'autre besoin, je donnais satisfaction aux deux besoins d'un même coup.
Je causais donc avec eux. Je leur faisais part de mes soucis. On parle à qui l'on peut et comme on peut. C'est tellement nécessaire de s'exprimer. S'exprimer ou mourir.
Je savais que mon message leur était parvenu quand je les entendais dire « Bon Dieu ! il est encore dans la merde, ce cochon-la ! ». Je fermais alors les paupières doucement et j'attendais. J'attendais souvent fort longtemps, à en juger par certains repères qui me permettent aujourd'hui une mesure différée du temps.
Le temps, rappelons-le, est une notion négligeable en langue anale.
De temps à autre quelqu'un passait et filait bien vite parce que ça puait. Enfin « un travailleur » venait me torcher. Indifférent, il roulait l'alèse, me passait une éponge froide sur les fesses.
L'entretien était terminé. Je suis maintenant dans le monde des lucides.
Mais les choses que j'ai à dire ne se communiquent pas ou se communiquent mal dans le vocabulaire et la syntaxe des lucides...
Or donc, quand le langage lucide et cohérent se dissout et se désagrège sur votre langue, quand les cris les plus rauques, les hurlements les plus barbares n'émeuvent plus un entourage insoucieux et impassible, quand les mouvements forcenés les plus désespérés et la pantomime la plus tragiquement humaine sont vaincus par la camisole ou par la narcose, comment supplier, blasphémer ou maudire ?
 
En dernier il reste l'anus.
Non, le gâtisme n'est pas seulement démence et perte du contrôle cortical. Le gâtisme est expression plastique.
C'est l'expression plastique dans sa forme informe, brute, jaillie du corps et de l'instinct qui se délivrent, s'exonèrent. Le corps sans bouche, sans yeux, sans mains s'exprime encore en pleine pâte, en pleine matière.
Tout le monde, vous comprendrez ne peut faire sous soi, à part, bien entendu, en passant. Mais l'internement vous réhabilite une autre façon de faire.
L'asile d'aliénés remet naturellement en usage les comportements primitifs avant de redonner les usages qu'impose la société reçue.
 
J'ai réellement pris conscience de ma situation d'interné quand le soir de mon arrivée, j'ai pété dans la salle et que personne ne tourna les yeux, que personne ne broncha. J'ai vraiment frémi de mon isolement. Il n'y eut que moi qui réagit par un petit tressaillement de gêne dû aux habitudes, rapidement démodées et ridicules comme les vêtements qu'on porte en entrant. Cette petite réaction de gêne était donc une réaction d'entrant dont je me suis débarrassé bien vite. Alors je trouvai à péter un plaisir qui se substitua à la petite gêne d'usage, un plaisir rageur, vengeur contre cette société des hommes qui m'avait obligé à me retenir si longtemps. Plus d'obligation. Plus de petits pets honteux, péteux. Je reniais dans un sarcasme hautain la petite vesse hypocrite des sociétés. La flatulence se présentai, je me débondais sans retenue, sans angoisse, sans ostentation, sans le faire exprès, ni avec l'air de ne pas le faire exprès »
15/05/1991
Éditique : Dr Lucien Mias

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