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Changement climatique et sédentarité néolithique
La Grèce antique
L'empire romain
Le christianisme et le travail
Siècle des lumières et changement des mentalités
Paradoxe de la productivité recherchée et obtenue
Le travail lien social
Le lien social et la vieillesse 
Changement climatique et sédentarité néolithique
Nos ancêtres cueilleurs et chasseurs qui se déplaçaient pour suivre les troupeaux, étaient «de nulle part».
Une grande époque de leur histoire fut le passage de l'ère paléolithique au néolithique... Il s'installa alors dans l'hémisphère Nord un climat plus clément. Les conditions climatiques antérieures, difficiles, ne se retrouvaient que l'hiver. Les chasseurs-pécheurs-cueilleurs, se sont alors établis agriculteurs en un lieu fixe.
 L'agriculture et l'élevage leur ont permis d'engranger l'été et d'avoir à disposition de la viande fraîche et des réserves de graminées pour survivre l'hiver. L'objet gratifiant, celui nécessaire à la survie, ne s'est plus trouvé dispersé dans la nature, mais ramassé, collecté en un territoire. La sédentarité a permis la spécialisation du travail en fonction des habiletés. Les surplus ont permis de se dégager des contraintes de la rareté naturelle et donc de libérer «l'aspiration et le désir», les besoins élémentaires étant satisfaits.
La notion de propriété était née, propriété qu'il fallait défendre contre les prédateurs de toutes sortes, les autres hommes moins favorisés techniquement d'abord.

Pas plus chez les premières sociétés néolithiques que chez l'individu n'existe un instinct inné de propriété et de défense du territoire, mais l'apprentissage de la gratification, de la protection de l'équilibre biologique, du plaisir.

Le besoin de propriété n'est pas un besoin naturel, inné, mais social : il était absent en Polynésie avant l'arrivée des européens car la nature donnant à tous le suffisant, le stockage pour la survie était ignorée ; et il est absent chez certaines ethnies qui cherchent encore chaque jour, comme au paléolithique en occident, leur nourriture.
Avec la multiplication des outils il y a eu nécessité de création du langage pour communiquer non plus des émotions mais des informations, des techniques ; la tradition orale a commencé. Cette communication a été engrangée dans le cerveau. L'écriture a ensuite, permis la transmission à distance (plus tard l'imprimerie la diffusion verticale de génération en génération) ce qui nous conduit aux écrits venus de la civilisation grecque.
La Grèce antique : le travail méprisé
À travers les textes de Platon et d'Aristote, on voit se mettre en place un idéal de vie individuelle et collective d'où le travail est exclu ou presque. La structure sociale grecque elle-même en est la preuve : l'ensemble des tâches directement liées à la reproduction matérielle est en effet entièrement pris en charge par des esclaves, et sa théorisation repose sur l'opposition loisir/travail. Toute la philosophie grecque est en effet fondée sur l'idée que la vraie liberté, c'est-à-dire ce qui permet à l'homme d'agir selon ce qu'il y a de plus humain en lui commence au-delà de la nécessité, une fois que les besoins matériels ont été satisfaits. Sans nourriture, sans vêtements, sans confort, pas de philosophie, de vie conforme à la raison
A l'opposé de la sphère de la liberté, qui nous rapproche du divin, se déploie la sphère de la nécessité, qui est celle du travail, et en premier lieu du travail pénible, par essence serviles.
Chez Platon, l'ensemble des activités manuelles est regroupé sous ce terme et est exercé par la « troisième classe », laboureurs et autres artisans, à laquelle correspond, dans la tripartition de l'âme platonicienne, l'appétit sensuel, celui qui pourvoit aux besoins élémentaires de nutrition, de conservation et de reproduction.
Chez Aristote, ces activités sont exercées par les esclaves. Plusieurs textes louent l'esclavage, dont l'existence est la seule condition permettant aux citoyens grecs d'exercer leur humanité. L'esclave est destiné à la satisfaction des besoins indispensables, il est semblable aux animaux domestiques car il partage la même fonction : l'esclave est un instrument animé, il appartient à un autre, il n'est pas homme. Au-delà du scandale qu'ils ont provoqué plus tard dans la bonne conscience européenne il faut bien comprendre le sens de ces textes : les tâches de pure reproduction matérielle de la vie sont par essence serviles parce qu'elles nous enchaînent à la nécessité ; si nous voulons développer ce qu'il y a de plus humain en nous, nous rapprocher du divin, nous devons nous décharger de ces tâches et les abandonner à l'esclave, qui n'est justement pas un homme.
Être vraiment humain sera autre chose : faire de la philosophie, contempler le beau, pratiquer l'activité politique, car l'homme est un être raisonnable. Il y a dans la philosophie grecque un intense effort pour rejeter au loin l'animalité de l'homme et cultiver ce que la Grèce vient de découvrir : la raison.
L'empire romain
Tout au long de la domination de l'Empire romain, et même jusqu'à la fin du Moyen Âge, la représentation du travail ne connait pas de bouleversement majeur.
L'Empire romain n'accorde en effet aucune place particulière au travail, et persiste au contraire, sur le modèle grec, à le mépriser. Ce sont toujours les esclaves qui prennent en charge la majeure partie des travaux pénibles et la classification des activités, telle qu'on la trouve exposée par exemple chez Cicéron, se fait autour de l'opposition libéral/servile, les activités serviles étant celles qui sont effectuées sous la dépendance d'un autre, et les activités libérales, exercées pour elles-mêmes, étant au contraire le fait des hommes libres.
« On regarde comme ignobles et méprisables les gains des mercenaires et de tous ceux dont ce sont les travaux et non les talents qui sont payés. Car, pour ceux-là, leur salaire est le prix d'une servitude» Et aussi celle des commerçants, qui se « spécialisent » dans les affaires et le négoce. De surcroît la nécessité sociale d'inventions qui permettraient de rendre plus faciles les travaux humains ne se fait pas sentir.
Marc Bloch a ainsi montré que le moulin à eau était à la disposition du monde gréco-romain dès le début de l'ère chrétienne, mais qu'il n'a pas été utilisé massivement. Certes, ceci s'explique, au même titre que pour la Grèce, par l'existence d'une main-d'Ïuvre servile nombreuse, ainsi que par la volonté de conserver l'organisation sociale en l'état : Vespasien aurait répondu à un inventeur qui lui présentait une machine permettant de monter des pierres au Capitole « Laissez-moi nourrir le petit peuple.»
La nécessité sociale des inventions ne se fait pas sentir jusqu'à la fin du Moyen-Âge, dans les sociétés occidentale car le travail n'est pas au coeur des rapports sociaux. Le travail ne structure pas la société au sens où il ne détermine pas l'ordre social. Celui-ci est déterminé par d'autres logiques (le sang, le rang...), qui permettent ensuite à certains de vivre du travail des autres. De ce fait le travail n'est pas au centre des représentations que la société se fait d'elle-même; il n'est pas valorisé, précisément parce qu'il n'est pas encore considéré comme le moyen de renverser les barrières sociales et d'inverser les positions acquises par la naissance.
Le christianisme et le travail
Cependant, c'est au coeur de l'empire romain que se développe et se diffuse le christianisme avec sa nouvelle image de l'homme. On a coutume de dire que le Nouveau Testament a entraîné une valorisation de l'idée de travail, en particulier sous l'influence de St Paul. Il serait plus exact de dire que le christianisme contenait en germe les éléments nécessaires à cette valorisation, qui ne pourront néanmoins pas s'épanouir avant la fin du Moyen Âge.
La pensée chrétienne issue tout ensemble de l'Ancien et du Nouveau Testament s'inscrit en effet, d'une certaine manière, dans le cadre hérité de la pensée grecque : supériorité de l'esprit sur le corps, vocation en dernier lieu céleste des hommes, sous la forme de l'immortalité, forte opposition du temps de l'ici-bas et de l'éternité qui est celle de Dieu.
Voila pourquoi le travail ne sera pas plus valorisé dans les débuts de l'ère chrétienne que dans l'Antiquité : l'homme doit avant tout se consacrer à Dieu et son passage sur cette terre doit en priorité lui servir à assurer son salut, essentiellement par sa foi et la prière. C'est pourquoi le texte de la Genèse doit être compris strictement: le travail est bien une malédiction, une punition. A la suite du péché d'Adam la condamnation divine est ainsi formulée : « Le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces et tu mangeras de l'herbe des champs. C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris. Car tu es poussière et tu retourneras à la poussière»
À la fin du Moyen Âge et avec l'accord de l'Église, une nouvelle ligne de partage sépare les travailleurs manuels des autres, dont l'utilité est désormais reconnue. C'est à ce moment seulement que les inventions qui jusque-là étaient restées des curiosités, comme le moulin à vent, vont être développées, parce que la représentation du travail s'est modifiée. Se dessine donc un contexte intellectuel qui se refuse encore à faire du travail une activité essentielle et valorisante, mais porte en même temps en germe un certain nombre d'évolutions. Le refus de faire du travail une activité essentielle se lit à la fois dans la structure sociale, où dominent prêtres, nobles et guerriers - à la place réservée à ceux qui ne travaillent pas - et dans les termes.

Au XVI° siècle, le nouveau mot de travail, tripalium, se substitue aux deux précédemment en usage, labourer et oeuvrer. On utilise donc pour désigner cette activité un mot qui permettait jusque-là de nommer une machine à trois pieux souvent utilisée comme instrument de torture ! Au XVII° siècle, le mot continuera à signifier gêne, accablement et souffrance, humiliation.

Siècle des Lumières et changement des mentalités
En 1776, la publication des Recherches sur les causes de la richesse des Nations, d'Adam Smith, constitue une fantastique rupture par rapport au contexte intellectuel qui prévalait alors et est contemporain du début du travail salarié en manufacture.
Nous appartenons donc depuis peu de temps (deux cent ans) à des sociétés fondées sur le travail. Ce qui signifie que le travail, reconnu comme tel par la société,c'est-a-dire rémunéré, est devenu le principal moyen d'acquisition des revenus permettant aux individus de vivre, mais qu'il est aussi un rapport social.
Les formes qu'a recouvert le travail lors de son émergence ne sont pas anodines. Il est apparu à la fois comme la plus haute manifestation de la liberté de l'individu et en même temps comme la partie de l'activité humaine susceptible de faire l'objet d'un échange marchand.
Le travail a constitué le symbole de l'autonomie individuelle dans la mesure où, grâce à lui, l'individu devenait capable, par le seul exercice de ses facultés propres de subvenir à ses besoins en négociant librement la place que ses facultés lui permettaient d'obtenir dans la société.
L'idée du travail comme manifestation de la liberté individuelle remonte à Locke, qui avait fondé le droit de propriété non plus sur des ordres établis, mais précisément sur l'exercice de ses facultés par chaque individu.
Pour Locke, l'homme a un droit de propriété sur son corps et un devoir de conserver celui-ci dans son intégrité qui lui donne droit à la propriété, pour autant que celle-ci constitue une condition essentielle de la protection et de la conservation de cette intégrité physique : « Chacun a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. C'est par le travail, la fatigue qu'il dépense à acquérir les biens, que l'homme obtient le droit de les posséder, ce droit lui-même s'appuyant sur un droit encore plus fondamental à la conservation de soi, donc de son corps.»
La possibilité pour chacun de vendre son travail était une manière de promouvoir une conception révolutionnaire de l'individu, désormais autonome, capable de vivre du simple exercice de ses facultés sans être sous la dépendance de quiconque, à l'opposé de toutes les formes d'utilisation de la main-d'Ïuvre qui existaient à l'époque, esclavage, servage, etc. Il n'en reste pas moins que, si cette étape constituait certainement un progrès par rapport aux formes de non-droit qui prédominaient auparavant, elle contribuait également à asseoir une conception très particulière du travail humain. Car c'est bien parce que le travail est conçu par Smith comme une quantité de dépense physique mesurable, s'inscrivant durablement sur un objet matériel et dés lors susceptible d'augmenter d'autant la valeur de celui-ci, que sa «marchandisation» est possible. Autrement dit, là encore, le fait de pouvoir traiter le travail comme une marchandise se paye très cher : par une conception totalement matérialiste du travail.

D'où la double évolution dont Smith prend acte d'une part, le travail est désormais le moyen de l'autonomie de l'individu, d'autre part. il existe une partie de l'activité humaine qui peut être détachée de son sujet et qui ne fait pas obligatoirement corps avec celui-ci, puisqu'elle peut être louée ou vendue. Smith n'invente pas cette nouvelle conception du travail : il ne fait que donner force aux différents éléments qui se mettent en place sous ses yeux pour constituer le travail salarié.

Pourquoi la richesse est-elle soudainement apparue comme la véritable fin que doivent poursuivre les sociétés ? Pourquoi cette énergie consacrée à mettre en évidence les lois de son accroissement ? Pourquoi cette soudaine attention portée à l'intérêt individuel, devenu une véritable catégorie de l'économie politique naissante ?

Beaucoup d'explications ont été données de ce moment, qui n'est autre que celui de la fondation de nos sociétés modernes.
Les unes, plutôt déterministes, voient dans la révolution industrielle et particulièrement dans la révolution technique qui en constitue le coeur, le phénomène déclenchant, qui a permis le développement de la productivité, et, de l'intérêt porté à la richesse.
Dans la même catégorie, on peut faire entrer les explications qui en appellent à la démographie, à la surpopulation rurale, à la constitution de grands centres urbains, à la découverte de nouveaux gisements de métaux précieux, à l'accumulation du capital.
Mais ces explications sont incapables d'expliquer pourquoi des industriels ont soudainement été intéressés par des machines et des techniques dont certaines avaient été jusque-là considérées comme des curiosités, pourquoi certains y ont investi des capitaux, pourquoi d'autres ont jugé important, à un moment donné, d'augmenter la productivité du travail.
D'autres explications font appel à un autre type de causalité : les croyances et les représentations. Ce phénomène n'aurait pu exister dit-il. sans la conversion des mentalités, qui s'est opérée a cette époque,et qui consiste essentiellement en une valorisation des activités terrestres, issue d'une réinterprétation des grands textes bibliques. Les interprétations successives de Luther et de Calvin, même si elles ne visaient pas à exalter les activités terrestres et qu'elles récusaient la notion controversée d'oeuvres, conduisirent néanmoins, à ce résultat.

Le désir d'abondance est le principe qui donne son unité, de l'extérieur à la société : tous les individus sont habités par ce désir. Il est désormais le premier moteur social, qui meut l'ensemble des individus par « amour ». Il donne de cette manière une première sorte d'unité au corps social. Mais ce désir structure de surcroît toute la société. A partir de lui, l'économie définit en effet les lois naturelles de l'enrichissement et en déduit l'ordre social et la structure des rapports sociaux, entièrement déterminés au sens fort du terme, par la capacité des hommes à produire et échanger. Les relations sociales, les liens entre les individus, les places, la hiérarchie sociale ne sont pas le résultat du choix des individus, mais celui d'un déterminisme strict, dont l'économie dit les lois.

À mesure que la grande industrie se développe, la création de la richesse vraie dépend moins du temps et de la quantité de travail employés que de l'action des facteurs mis en mouvement au cours du travail. Elle dépend plutôt de l'état général de la science et du progrès technologique, de l'application de cette science à cette production. Le développement des forces productives permet de se passer, de plus en plus, du travail humain comme facteur de production et du temps de travail comme mesure de la richesse.
L'homme étant libéré du besoin. le travail n'est plus un rapport à la nature, il n'est plus qu'un rapport social, le rapport social dans sa pureté. Si l'activité essentielle de l'homme est de s'exprimer, lorsque le donné naturel n'existe plus comme prétexte à l'expression de l'homme, le travail perd son caractère laborieux. Dès lors, il est ce qui forge et maintient le lien social, qui apparaît comme un pur rapport d'expression : je te contemple à travers ton oeuvre, tu me contemples a travers la mienne.
Paradoxe de la productivité recherchée et obtenue
La réaction de tous les pays occidentaux devant l'augmentation massive de la productivité depuis les années 1950 a donc été double : d'abord considérer le travail humain ainsi rendu inutile comme un mal social majeur en continuant de l'appréhender à travers les mêmes catégories qu'auparavant (et particulièrement celle du chômage) ensuite mobiliser des moyens pour trouver des emplois à tout prix. L'expression « à tout prix » doit être entendue ici dans son sens littéral. « A tout prix » signifie qu'il est légitime, nécessaire et vital de créer des emplois, même temporaires, même sans contenu, même sans intérêt, même s'ils renforcent les inégalités, pourvu qu'ils existent. Ceci s'explique par le fait que nos gouvernements, mais aussi nos sociétés, considèrent le chômage comme un mal social d'une extrême gravité, un cancer qui dévore la société et conduit les individus qu'il touche depuis trop longtemps à la délinquance et les sociétés elles-mêmes à des réactions imprévisibles. Le chômage, c'est l'une des causes de l'arrivée de Hitler au pouvoir, c'est la révolte sociale... Tout cela est bien connu. Mais le bien connu, c'est l'évidence quotidienne dans laquelle nous vivons et que nous ne pouvons donc plus voir. Or, si nous prenons quelque recul, nous conviendrons qu'il est tout de même curieux qu'au lieu de prendre acte de cette augmentation de la productivité et d'y adapter les structures sociales, nous nous soyons arc-boutés pour conserver ce que les années 1968 dénonçaient comme le comble de l'aliénation,« perdre sa vie à la gagner » : le travail.
Quand aurons-nous le sentiment d'avoir atteint l'abondance, le véritable bien-être ou la totale coïncidence à nous-mêmes, si ce n'est dans un terme mythique de l'histoire, toujours repoussé en 
fait ?
Le travail lien social
Dans l'esprit des auteurs qui la défendent, cette thèse recouvre plusieurs éléments, qui sont le plus souvent confondus et que l'on peut classer sous quatre chefs principaux : le travail permet l'apprentissage de la vie sociale et la constitution des identités (il nous apprend les contraintes de la vie avec les autres) ; il est la mesure des échanges sociaux ; il est la norme sociale et la clef de contribution-rétribution sur quoi repose le lien social ; il permet à chacun d'avoir une utilité sociale : chacun contribue à la vie sociale en adaptant ses capacités aux besoins sociaux ; enfin, il est un lieu de rencontres et de coopérations, opposé aux lieux non publics que sont le couple ou la famille.
Les discours de valorisation du travail qui s'appuient sur cette argumentation pèchent cependant : en prenant le travail comme modèle du lien social, ils promeuvent une conception réductrice de ce lien.
Qu'est-ce que le lien social ?
Tentons de comprendre si c'est le travail en soi qui est générateur de lien social ou s'il n'exerce aujourd'hui ces fonctions particulières que «par accident». Réglons d'un mot la question de la norme : dans une société régie par le travail, où celui-ci est non seulement le moyen d'acquérir un revenu, mais constitue également l'occupation de la majeure partie du temps socialisé, il est évident que les individus qui en sont tenus à l'écart en souffrent. Les enquêtes réalisées chez les chômeurs ou les RMistes et qui montrent que ceux-ci ne veulent pas seulement un revenu, mais aussi du travail, ne doivent pas être mal interprétées. Elles mettent certainement moins en évidence la volonté de ces personnes d'exercer un travail que le désir de vouloir être comme les autres, d'être utiles à la société, de ne pas être assistés.
On ne peut pas en déduire un appétit naturel pour le travail et faire comme si nous disposions là d'une population-test qui nous permettrait de savoir ce qu'il en est du besoin de travail.
Mais, nonobstant la question de la norme, le travail est-il le seul moyen d'établir et de maintenir le lien social, et le permet-il réellement lui-même ?
Cette question mérite d'être posée, car c'est au nom d'un tel raisonnement que toutes les mesures conservatoires du travail sont prises : lui seul permettrait le lien social, il n'y aurait pas de solution de rechange.
Or, que constatons-nous ? Que l'on attend du médium qu'est le travail la constitution d'un espace social permettant l'apprentissage de la vie avec, les autres, la coopération et la collaboration des individus, la possibilité pour chacun d'eux de prouver son utilité sociale et de s'attirer ainsi la reconnaissance.
Le travail permet-il cela aujourd'hui ? Ce n'est pas certain, car là n'est pas son but: il n'a pas été inventé dans le but de voir des individus rassemblés réaliser une oeuvre commune. Dès lors, le travail est, certes, un moyen d'apprendre la vie en société, de se rencontrer, de se sociabiliser, voire d'être socialement utile, mais il l'est de manière dérivée. Les collaborations et les rencontres occasionnelles qui s'instaurent dans les usines ou dans les bureaux constituent une manière d'être avec les autres. mais il s'agit somme toute d'une forme de sociabilité assez faible. L'utilité sociale peut sans doute parfois se confondre avec l'exercice d'un travail, mais cela n'est pas nécessaire.
Autrement dit, le travail permet aujourd'hui l'exercice d'une certaine forme de sociabilité, mais c'est essentiellement parce qu'il est la forme majeure d'organisation du temps social et qu'il est le rapport social dominant, celui sur lequel sont fondés nos échanges et nos hiérarchies sociales, et non parce qu'il aurait été conçu comme le moyen mis au service d'une fin précise, l'établissement du lien social. Les arguments en sa faveur sont d'ailleurs le plus souvent des raisonnements par l'absurde bien sûr, le travail n'exerce peut-être pas ces fonctions au mieux ; bien sûr, il n'est fondamentalement pas fait pour cela, mais nous ne disposons d'aucun autre moyen.
 
Mais à cette première conception s'oppose une autre définition du lien social, radicalement différente, qui voit en lui quelque chose de plus substantiel dont l'origine ne peut se trouver dans la production. Cette tradition parcourt les siècles, d'Aristote à Habermas, et considère que le lien social n'est pas réductible au lien économique ou à la simple production, parce que la vie, et en particulier la vie en communauté est «action et non production».
La production matérielle ou même la production tout court, n'est pas la seule manière d'être ensemble, de faire une oeuvre société: il faut aussi compter avec la parole, le débat, les institutions L'être ensemble se parle et le lien politique n'est pas réductible au lien économique.
Comment parviendrons-nous à définir ce qui, conçu comme un enrichissement du point de vue «privé», constitue en réalité un appauvrissement pour l'ensemble de la société. si nous ne disposons pas d'un inventaire de la richesse sociale ?
Autrement dit, si nous n'avons inscrit nulle part que l'air pur, la beauté, un haut niveau d'éducation, une harmonieuse répartition des individus sur le territoire et la paix, la cohésion sociale, la qualité des relations sociales sont des richesses, nous ne pourrons jamais mettre en évidence que notre richesse sociale peut diminuer alors que nos indicateurs mettent en évidence son augmentation.
En effet, il s'agit d'une richesse qui n'est pas réductible aux points de vue individuels, qui ne peut pas être produite par un acte ou des actes individuels, puisqu'elle concerne justement tous les individus ou résulte de leur acte commun. Ce n'est donc qu'à condition de disposer d'un inventaire de la richesse sociale que nous pourrions savoir si celle-ci augmente vraiment d'une année sur l'autre. À cette condition, nous pourrions éviter de faire passer ce qui n'est qu'une usure ou une diminution de la richesse sociale pour une augmentation de celle-ci.
À cette condition seulement, nous pourrions considérer comme faisant partie intégrante de la richesse sociale ce qui renforce la cohésion ou le lien social, ce qui est un bien pour tous, comme l'absence de pollution ou de violence, l'existence de lieux où se rencontrer, se promener, réfléchir, mais également toutes les qualités individuelles : l'augmentation du niveau d'éducation de chacun, l'amélioration de sa santé, le bon exercice de toutes ses facultés, l'amélioration de ses qualités morales et civiques.

En dehors du travail, le lien social tient compte aussi de besoins psychologiques.

« Par ordre croissant d'implication et de satisfactions personnelles, ces échanges réglés sont appelés :

« L'ensemble des phénomènes sociaux n'est pas réductible aux seules dimensions économiques : la comptabilité nationale, qui mesure en termes monétaires la création et les échanges de droits économiques. n'a pas pour objet de mesurer le bien-être, le bonheur ou la satisfaction sociale » écrivent les comptables nationaux dans leur présentation des méthodes du Système élargi de comptabilité nationale. C'est croire que l'on peut dissocier l'image de la réalité que donnent les instruments de mesure de cette réalité elle-même.

La distinction entre prix et valeur : les objets matériels auraient un prix, et à ce litre pourraient entrer dans la catégorie « officielle » de la richesse, mais les oeuvres de Victor Hugo auraient une valeur tellement supérieure qu'elles ne devraient pas avoir de prix, qu'elles ne devraient même pas être prises en compte, puisqu'elles participent d'un autre ordre...:

« Estimer la valeur des découvertes de Newton ou les jouissances causées par les productions de Shakespeare par le prix que leurs ouvrages ont rapporté, ce serait en effet une bien chétive mesure du degré de gloire et de plaisir qui en est résulté pour leur patrie. » Certes, mais à force de penser que les richesses intellectuelles, la beauté, la force du lien social sont des valeurs bien trop hautes pour rentrer dans la classification officielle, nous avons fini par les oublier.
Le lien social et la vieillesse
Le lien social peut s'analyser comme le résultat de la constitution de relations d'entraide et de réciprocité aux fins de protection et de promotion mutuelle des individus qui s'y engagent.
Marcel Mauss, dans son ouvrage Essai sur le Don (1925) étudiant le lien social et l'échange dans les sociétés primitives, le relie à une triple obligation : donner, recevoir, rendre.
Celui qui donne prend l'initiative de fonder l'échange et manifeste ainsi sa puissance. Celui qui reçoit est l'obligé. C'est la troisième obligation, celle du rendre qui, par la réciprocité qu'elle amène, crée le lien. L'obligation à rendre assure que les partenaires maintiennent une relation qui leur profite mutuellement. La réciprocité est une norme qui stabilise les relations sociales et assure leur continuité par un déséquilibre toujours maintenu entre ce à quoi on a droit et ce que l'on doit.
Peu importe ce qui circule : le don est au coeur du symbolique, ce qui signifie que l'humain n'advient à l'humain que par d'autres hommes et que l'échange transforme les choses en signes.
Insistant sur l'inextinguibilité de l'échange, Mauss met en évidence le fait que chacun est pris dans des réseaux où simultanément, il donne, reçoit et rend. La rupture de l'échange équivaut à une rupture du lien social, à une déclaration de guerre.
D'autres auteurs montrent l'actualité de la pensée de Mauss aujourd'hui. Pour eux, le don et la réciprocité qu'il suppose n'est pas une activité sociale parmi d'autres et on ne saurait comprendre les sociétés modernes sans les penser au regard de cette pratique.

Godbout parle ainsi de l'homme moderne : « Pseudo-émancipé du devoir de réciprocité, croulant sous le poids de l'accumulation de ce qu'il reçoit sans rendre, (il) devient un grand infirme. Un être vulnérable... fuyant le cycle donner-recevoir-rendre de peur de se faire avoir, aseptisant le cycle en rapports unilatéraux, objectifs, précis... alors que rendre c'est donner ; donner-recevoir-rendre, c'est chaque fois poser l'indétermination du monde et le risque de l'existence; c'est chaque fois, faire exister, la société, toute société ».

Ce schéma peut-il nous permettre d'éclairer la question du lien social avec la vieillesse dans notre société. Il implique de poser la question : qu'a donc à rendre le vieux ? Ou encore que doit-il à la société ?

Il a à rendre sa vieillesse...

Il ne sert à rien de nier la vieillesse, de chercher à grignoter une ou deux années. Il faut laisser les vieux remplir leur rôle. Leur rôle qui est de rappeler la limite à l'autre bout de la vie. Le vieux est là, avec sa vieillesse, son existence de plus en plus indicible.

Lui même d'ailleurs ne tient pratiquement aucun discours sur son histoire, sur son vieillissement « c'est ainsi » au mieux « je suis vieux ». Il ne dit pas « j'ai été », il ne dit pas « je reste ». Il dit (comme chacun de nous) « je suis ».
Il rappelle à chacun son inscription dans le temps et l'impératif de retrouver cette dimension de la temporalité. Le vieux dit simplement « j'existe » et rappelle au jeune que l'existence déborde de ce cadre où il s'est installé où l'on est « à jamais jeune, beau et dynamique ».
L'épreuve de la fin de la vie oblige à modifier radicalement les positions initiales de l'action.
Le discours social catégorise : à partir de tel âge vous êtes ceci, de tel autre âge, vous êtes encore cela, et ainsi recule la limite fatidique où, à tel âge enfin, vous n'êtes plus ni ceci, ni cela. Quand la société dit : « vous n'êtes plus», elle confond l'être avec une jeunesse qui se prolongerait par accumulation de vie.
Or c'est le rappel de la limite qui donne à la vie d'être humaine. C'est la limite qui donne forme à la vie. Le moins configure le plus. Grâce à cette limite, j'existe et je deviens autre.
Reconnaître que le vieux est différent veut donc dire dans une perspective symbolique qu'il est complémentaire du jeune et nécessaire au jeune pour qu'il soit jeune.
Dans une perspective de division, cela veut dire qu'il est autre, définitivement autre et comme tel à rejeter dans les filets de l'assistance, de la prise en charge, de la dépendance.
La vieillesse n'est pas un temps où le moins succède au plus, où après avoir monté une côte, il faut la redescendre. Elle est comme à tout âge, un temps où les pertes et les acquisitions se conjuguent. Ici, le plus des années et le moins de l'usure.

Le vieux nous renvoie, nous rend la question du sens de la vie. Recevoir cette question, c'est accepter de renouer le lien social avec cet âge, faire un chemin d'humanité.

Dr Lucien Mias 
Céret août 95
Bibliographie
- Gotbout J.T., L'esprit du don, éd. La découverte, Paris, 1992, 345 p.
- Jacquat J., Comment assurer les soins des personnes âgées au XXI° siècle, M et M conseil, Paris, 1995, 135 p
- Méda D., Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, Paris, 1995, 358 p.

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