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L'esprit du don   images/logoPdf8k.jpg   7 pages

 Gotbout J.T., L'esprit du don, éd. La découverte, Paris, 1992, 345 p.
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Le don
Le don conserve la trace des relations antérieures, au-delà de la transaction immédiate. Il en a la mémoire, à la différence du marché, qui ne conserve du passé que le prix, mémoire du lien entre les choses et non du lien entre les personnes.
Alors que la dynamique du don et son extension sont temporelles, verticales, le marché tend à éliminer le passé. L'extension spatiale horizontale illimitée des rapports entre étrangers est à ce «prix», et elle conduit à l'objectivation du monde qui a pour origine la rupture introduite par le marché.
Aujourd'hui encore, rien ne peut s'amorcer ou s'entreprendre, croître et fonctionner qui ne soit nourri par le don. A commencer par le commencement, autrement dit par la vie elle-même.

C'est ainsi qu'on «donne» la parole à quelqu'un ou que, si on refuse de vous la donner, vous la «prenez». Et puis on la reprend, non sans avoir dit «pardon», «merci», «gracias». «grazie», «thanks», puisqu'il faut aussi bien remercier l'autre du don qu'il vous fait en vous parlant que signifier qu'en parlant on se met à la merci de l'autre, et que c'est ainsi qu'on s'expose aussi bien à «l'obliger» qu'à devenir son «obligé».

Pour pouvoir échanger des biens et des services, il faut instaurer avec l'autre une confiance minimale, qui implique généralement qu'on «donne sa parole» et qu'on ne peut la «reprendre» sans raison grave. L'art de la conversation doit permettre à chacun de parler, donc le plaisir de donner ce qui, pour ne rien coûter apparemment, n'en est pas moins précieux : des mots, des mots simples, des bons mots, sinon des gros, ou des idées rares, des formules bien ciselées qui ont une chance de rester dans l'esprit des interlocuteurs. La règle est que personne ne monopolise la parole et que, si quelqu'un la garde un certain temps, ce soit en vue de la charger de plus de valeur encore lorsqu'elle sera rendue.
La première fonction de la parole est d'abord de circuler, d'être donnée et rendue, d'aller et de venir.

À la différence de celui du marché, l'univers du don requiert l'implicite et le non-dit. La magie du don n'est susceptible d'opérer que si ses règles demeurent informulées. Sitôt qu'elles sont énoncées, le carrosse redevient citrouille, le roi se révèle nu, et le don équivalence.

Le don est, non pas une chose, mais un rapport social. Il constitue même le rapport social par excellence, rapport d'autant plus redoutable qu'il est désirable.
L'idée centrale est que le désir de donner est aussi important pour comprendre l'espèce humaine que celui de recevoir. Que donner, transmettre, rendre, que la compassion et la générosité sont aussi essentiels que prendre, s'approprier ou conserver, que l'envie ou l'égoïsme.
Ou encore que «l'appât du don» est aussi puissant ou plus que l'appât du gain, et qu'il est donc tout aussi essentiel d'en élucider ses règles que de connaître les lois du marché ou de la bureaucratie pour comprendre la société moderne.
On envisagera ici la société comme composée d'ensembles d'individus qui tentent perpétuellement de se séduire et de s'apprivoiser les uns les autres en rompant et en renouant des liens. S'apprivoiser, «c'est créer des liens», dit le renard au Petit Prince. C'est rendre quelqu'un unique. Rien n'est plus banal assurément. Mais en passe de raréfaction. Car le temps manque, et apprivoiser prend du temps. C'est pourquoi les hommes achètent des choses toutes faites chez le marchand, des signes d'apprivoisement qui sont eux-mêmes apprivoisés, et confient leur quête d'une «solution unique» à la solidarité du grand nombre, à l'État-providence... aux psychanalystes.

Si le don est perçu comme un cycle et non comme un acte isolé, comme un cycle qui s'analyse en trois moments, donner, recevoir et rendre, alors on voit bien par où pèche l'utilitarisme scientifique dominant : il isole abstraitement le seul moment du recevoir et pose les individus comme mué par seule attente de la réception, rendant ainsi incompréhensibles aussi bien le don que sa restitution, le moment de la création et de l'entreprise comme celui de l'obligation et de la dette.

Lorsqu'une grand-mère garde ses petits-enfants, suffit-il de lui imputer le salaire d'une gardienne pour comparer les deux situations ? La valeur de lien d'une grand-mère, sans comparaison avec celle d'une gardienne étrangère, n'est pas incorporée dans le prix, elle est gratuite !

De façon plus générale, un même objet, ou service, n'a absolument pas le même sens selon qu'il est donné ou rendu à son propre enfant ou à un étranger. De son enfant, il ne vient même à personne l'idée de trouver anormale ou même étrange l'absence de retour ; on songera encore moins de procéder au calcul de ce qu'on lui donne. L'attitude contraire serait considérée comme anormale, voire «dénaturée». Mais une bénévole qui rend un service à l'enfant de quelqu'un d'autre sera perçue de façon tout à fait différente. Il est donc essentiel de fonder toute éventuelle typologie du don sur les caractéristiques des liens, sans pour autant négliger ce qui est échangé.
Le don suppose d'abord la constitution d'agents autonomes et indépendants. Dans cette perspective, le lien entre les membres d'une famille est considéré comme tellement étroit et intense que ce qui circule entre eux relève plus du partage que du don, se trouve comme immergé dans le courant créé par le lien affectif et n'arrive pas à apparaître de façon autonome, suffisamment en tout cas pour que la distinction puisse être établie entre le lien et ce qui circule. Le partage constituerait donc un autre mode de circulation, à côté de l'État, du marché et du don proprement dit. Ainsi, Jean-Luc Boilleau (1991) exclut du don le partage et, à l'autre extrême, le don caritatif qu'il assimile à l'abandon.

Le rite le plus important qui accompagne l'échange moderne de cadeaux : leur emballage, ce supplément entièrement gratuit (au sens qu'il est inutile), mais essentiel à tout cadeau, symbole de l'esprit du don, à la fois parce qu'il cache ce qui circule pour montrer que l'important n'est pas l'objet caché mais le geste, mis en valeur par l'éclat de l'emballage et ultérieurement par la dilapidation de l'emballage, qui disparaît à l'instant même de la réception du don.

L'emballage assure ce minimum de dilapidation attachée au cadeau, la dilapidation servant à signifier que ce n'est pas tant l'aspect utilitaire de la chose donnée qui compte, que le geste, le lien, la gratuité. Ce que l'on a pris tant de temps à préparer est déchiré et jeté. L'emballage est un rite comprenant tout l'esprit du don. Cette opération est partout laissée aux femmes.
Il existe par ailleurs une tendance, dans le système marchand, à envelopper tout bien de consommation dans du plastique. Le sens de ce geste est totalement opposé : il vise à séparer le producteur et le consommateur, à s'assurer que rien de la personne du producteur ne soit «transmis» au consommateur pas même des virus ! D'ailleurs, cet emballage-là ne cherche pas à cacher et il est souvent transparent.

La famille est d'ailleurs elle-même fondée sur un don. sur la création d'un lien de don : l'union de deux étrangers pour former le noyau de ce qui sera le lieu le moins étranger, le lieu de la définition même de ce qui n'est pas étranger : la famille. «Il n'est pas exagéré de dire que (la loi de l'exogamie] est l'archétype de toutes les autres manifestations à base de réciprocité» (Lévy Strauss). Cette rencontre entre deux étrangers qui produit le noyau de la famille est «foyer» incontournable des rapport de don, l'impensé du lien social, le point aveugle, le lieu de transmutation, le lieu de «naissance», d'apparition du lien et non pas seulement biologique, comme dans le lien parent-enfant.

La transmutation d'un étranger en familier est le phénomène de base du don qui permet ensuite la réciprocité et le marché, mais permet d'abord à la société de se perpétuer comme société (et non pas seulement comme famille), de se renouveler en renouvelant l'alliance à chaque «génération». On trouve donc l'étranger au lieu où on l'attendait le moins : au coeur des rapports personnels, comme fondement de la sphère domestique elle-même.
 

La naissance est un don.

Don de soi par excellence don de la vie, don originel, fondant le rapport de don et l'inscription dans l'état de dette de toute personne, dette dont le marché et certains psychanalystes veulent nous libérer. Dans la société actuelle, ce rapport dure plus longtemps que dans toute autre société. Le début de la chaîne du don se situe là, pour tout individu, dans une dette qu'il ne peut assumer qu'en donnant la vie à son tour, ce qui établit le caractère fondamentalement non dyadique, non symétrique du don.
L'élément essentiel d'une éducation réussie consiste à apprendre à donner, et à recevoir sans se faire avoir.
On peut en effet se faire avoir en donnant, si le donataire ne reçoit pas le don comme un don, mais comme un dû ; mais on peut également se faire avoir en recevant, par le poids de la dette contractée à l'égard du donateur. Contrairement à l'idée reçue, l'enfant commence très jeune à aimer transmettre ce qu'il a reçu. Ainsi, des psychologues observant des enfants constatent dès l'âge de 18 mois, l'apparition de l'offrande et de ce qu'ils appellent l'imitation de l'offrande : un jouet ayant été offert à B par A, B l'offre ensuite à C par une sorte d'imitation.

On relève également que les enfants les plus «offreurs» tendent plus tard à devenir des leaders. Ce sont les plus «attractifs» et les plus sociables. Les auteurs les distinguent des «dominateurs» agressifs et solitaires.

Le plaisir qu'on éprouve à «faire la chaîne» vient de là. Cette façon de faire symbolise tout système de don : donner, recevoir, rendre, en un mot transmettre, être canal plutôt que source. En donnant à son tour, l'enfant fait la chaîne.

La chaîne de production moderne est l'extrême opposé de cette situation. Elle exclut la personne du circuit, de la circulation, la rend spectatrice et la subordonne, la livre à une chaîne d'objets qui s'organisent entre eux, la soumet au rythme des objets. La chaîne de production est l'image parfaite du marché. L'expulsion du don commence avec l'introduction du marchand et s'achève avec la chaîne de montage, à laquelle l'artiste résiste.
 

L'enfant, dans la société moderne, est dans une situation unique : d'une part, jamais il n'a été aussi bien considéré, mais jamais il n'a été aussi menacé de se transformer en objet.

Le père Noël a une grande barbe, la voix grave et prend les «petits enfants» sur ses genoux. Le père Noël ressemble à un grand-père. Le père Noël est un ancêtre. Il rétablit la filiation, le lien avec les ancêtres que la modernité rompt constamment, la référence dont nous nous sommes coupés. Le don est une chaîne temporelle, le marché une chaîne spatiale. Les morts aujourd'hui ne sont plus des ancêtres. Ce sont des cadavres. Au moment de la grande fête annuelle des enfants qu'est aujourd'hui Noël, les ancêtres reviennent, et ce sont eux qui donnent les cadeaux aux enfants. Les cadeaux de Noël sont les premiers objets qu'un enfant reçoit de ses parents, dans sa vie, comme un don.
Les derniers qu'il recevra constitueront l'héritage, à la mort des parents, quand ceux-ci iront rejoindre les ancêtres. Le premier et le dernier don proviennent ainsi des ancêtres. Ce sont tous deux des héritages. Ainsi, les parents ne sont effectivement pas les seuls à donner.
Le père Noël ouvre l'univers fermé de la famille moderne, rétablit un lien avec le passé, dans le temps, mais unit aussi les enfants à l'espace, au reste de l'univers. Il sort les enfants de leur petit monde, ouvre le réseau étroit dans lequel ils se situent habituellement. Le père Noël les relie au monde. C'est pourquoi il vient de si loin, du pôle Nord, et qu'il est accompagné par quelqu'un qui vient de beaucoup plus loin encore : la Fée des étoiles. Le père Noël relie l'enfant à l'univers entier et au passé. Il apporte les cadeaux de l'univers et il autorise les parents, par sa présence, à être aussi des fils, à redevenir aussi des enfants, l'espace d'un moment ; enfin, il autorise le père à être un vrai père, si on admet avec Legendre «qu'il n'est de père pensable que sous forme symbolique».
Le service bien dispensé suppose presque toujours un supplément non prévu, relevant de la logique du don Car le service n'est pas un produit.

Le retour du social comme explication des phénomènes économiques.

Il importe toutefois de bien distinguer entre le lien et le don. Le don est au service du lien, il n'est pas tout le lien. Il est certain que toute organisation humaine fonctionne autrement que comme une machine et est autre chose que son organigramme et que si cette autre chose, ce supplément - la qualité des lien entre les membres - manque, rien ne fonctionne. C'est ce qu'a montré l'école des relations humaines depuis Mayo et, plus récemment, l'analyse stratégique des rapports de pouvoir au sein des organisations (Crozier), courant qui aboutit aujourd'hui à la remise en question du taylorisme et aux méthodes à la japonaise.

Tout cela montre l'importance du lien social, même dans les organisations formellement régies par les principes rationnels de la bureaucratie, même dans les organisations regroupant des membres en fonction de leurs intérêts matériels seulement fondées sur un contrat précis, qui ne dispensera toutefois jamais de la nécessité de la confiance entre les partenaires pour toute entreprise commune, comme le montrent également les économistes adeptes de la théorie des conventions.

«Quand j'étais enfant, à l'école tout m'était facile, Plus qu'aux autres. On disait que j'avais du talent. Je trouvais cela injuste par rapport à d'autres enfants pour qui c'était beaucoup plus difficile. Quand on m'a appris la parabole des talents, je me suis consolée, car je me suis dit que je devrais faire plus que les autres, transmettre le talent que j'avais reçu. C'était moins injuste. A condition que je donne gratuitement, je pouvais rétablir l'équilibre. Cela m'a consolée jusqu'à ce que je me rende compte qu'en donnant je retirais beaucoup de satisfaction, de plaisir, et même souvent beaucoup d'avantages matériels en retour, qu'en fait le don vraiment gratuit était impossible même si je le voulais, et au contraire : non seulement j'avais reçu plus, mais le fait de donner me procurait des satisfactions inaccessibles aux autres. La parabole des talents finit donc par accroître l'injustice de départ »

Cette répondante exprime l'opposition entre le régime de la justice et celui de l'amour pur, analysé par Luc Boitanski. Le don se situe entre ces deux régimes. Comment comprendre ce retour de premier type, reçu même contre la volonté du donateur, sans revenir à l'esprit du don ? La seule chose non libre dans le don, c'est le fait de recevoir. Qu'on le veuille ou non, on reçoit, il y a souvent retour ! En outre, si on élargit la définition du retour pour y inclure les retours qui débordent la circulation matérielle des objets ou des services, alors il y a toujours retour, et ce retour est jugé important par la plupart des donateurs. Il y a des retours du don : la gratitude qu'il suscite, la reconnaissance, ce supplément qui circule et qui n'entre pas dans les comptes, sont des retours importants pour les donateurs. Si ce retour n'existe pas il s'agit d'un don «raté», le donateur considère qu'il s'est fait avoir. Mais le retour n'est pas là où la majorité des observateurs ont toujours eu tendance à le situer à partir d'une perspective fondée sur l'équivalence.
En simplifiant : l'économie de marché vise à produire des choses au moyen de choses. A la limite, elle produit les personnes elles-mêmes comme si elles étaient des choses.

À l'inverse, la société archaïque donne le privilège aux rapports entre les personnes sur les rapports entre les choses. Elle se soucie donc au premier chef de la «production» des personnes, et elle produit les choses elles-mêmes comme si elles étaient des personnes, en les faisant servir à travers le don, à la production des personnes et à l'établissement de leurs liens sociaux

« L'échange de marchandises, écrit C. Gregory, est un échange d'objets aliénables entre des personnes qui se trouvent dans un état d'indépendance réciproque se traduisant par l'établissement d'une relation quantitative entre les objets échangés L'échange par don, à l'inverse, consiste en un échange d'objets inaliénables entre des personnes qui se trouvent dans un état de dépendance réciproque se traduisant par l'établissement d'une relation qualitative entre les protagonistes. Celle-ci découle du primat de la consommation et des méthodes de production par la consommation. En conséquence de quoi les principes qui gouvernent la production et la consommation des biens doivent être compris en référence au contrôle des naissances, des mariages et des morts ».

Parce que l'objet privilégié du don n'est pas constitué par des choses mais par des personnes, l'«équivalent» des prix marchands au sein de l'économie du don ne doit pas être recherché dans les rapports quantitatifs.

La grande césure historique est celle qui oppose les sociétés claniques, qui fonctionnent sur la base du don et de la parenté, aux sociétés de classes, organisées à des degrés divers à partir du marché.
Cela a le mérite de montrer en quoi les modernes ont à la fois raison et tort.
Raison parce que, en effet, la sophistication et la ritualisation exacerbées du don semblent bien aller de pair avec le creusement des hiérarchies et l'émergence d'une logique d'aristocratisation.
Tort parce que, en tant que tel, le don n'est pas plus réductible à sa mise en oeuvre à des fins de domination symbolique et réelle que la marchandise n'est intrinsèquement réductible au capital.

Le don entre égaux reproduit de l'égalité, le don entre inégaux reproduit de l'inégalité.

Claude Lévi-Strauss reconnaissait l'importance de cette fermeture moderne dans son Anthropologie structurale : « On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru effacer ainsi son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. En s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, l'homme occidental ouvrait un cycle maudit. La même frontière, constamment reculée, a servi à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe»
Le don moderne crée des réseaux qui sont à l'abri des objets, qui redonnent un sens aux choses, parallèlement à cette rupture avec le monde engendrée par la généralisation des objets.
 
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1994 - Dr Lucien Mias
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