-
C'est ainsi qu'on «donne» la parole
à quelqu'un ou que, si on refuse de vous la donner, vous la
«prenez». Et puis on la reprend, non sans avoir dit
«pardon», «merci»,
«gracias». «grazie»,
«thanks», puisqu'il faut aussi bien remercier
l'autre du don qu'il vous fait en vous parlant que signifier qu'en
parlant on se met à la merci de l'autre, et que c'est ainsi
qu'on s'expose aussi bien à «l'obliger»
qu'à devenir son «obligé».
- Pour pouvoir échanger des biens et des
services, il faut instaurer avec l'autre une confiance minimale, qui
implique généralement qu'on «donne sa
parole» et qu'on ne peut la «reprendre»
sans raison grave. L'art de la conversation doit permettre à
chacun de parler, donc le plaisir de donner ce qui, pour ne rien
coûter apparemment, n'en est pas moins précieux :
des mots, des mots simples, des bons mots, sinon des gros, ou des
idées rares, des formules bien ciselées qui ont
une chance de rester dans l'esprit des interlocuteurs. La
règle est que personne ne monopolise la parole et que, si
quelqu'un la garde un certain temps, ce soit en vue de la charger de
plus de valeur encore lorsqu'elle sera rendue.
- La première fonction de la parole est d'abord de
circuler, d'être donnée et rendue, d'aller et de
venir.
À la différence de celui du
marché, l'univers du don requiert l'implicite et le non-dit.
La magie du don n'est susceptible d'opérer que si ses
règles demeurent informulées. Sitôt
qu'elles sont énoncées, le carrosse redevient
citrouille, le roi se révèle nu, et le don
équivalence.
- Le don est, non pas une chose, mais un rapport social.
Il constitue même le rapport social par excellence, rapport
d'autant plus redoutable qu'il est désirable.
- L'idée centrale est que le désir de
donner est aussi important pour comprendre l'espèce humaine
que celui de recevoir. Que donner, transmettre, rendre, que la
compassion et la générosité sont aussi
essentiels que prendre, s'approprier ou conserver, que l'envie ou
l'égoïsme.
- Ou encore que «l'appât du
don» est aussi puissant ou plus que l'appât du
gain, et qu'il est donc tout aussi essentiel d'en élucider
ses règles que de connaître les lois du
marché ou de la bureaucratie pour comprendre la
société moderne.
- On envisagera ici la société comme
composée d'ensembles d'individus qui tentent
perpétuellement de se séduire et de s'apprivoiser
les uns les autres en rompant et en renouant des liens. S'apprivoiser,
«c'est créer des liens», dit le renard
au Petit Prince. C'est rendre quelqu'un unique. Rien n'est plus banal
assurément. Mais en passe de raréfaction. Car le
temps manque, et apprivoiser prend du temps. C'est pourquoi les hommes
achètent des choses toutes faites chez le marchand, des
signes d'apprivoisement qui sont eux-mêmes
apprivoisés, et confient leur quête d'une
«solution unique» à la
solidarité du grand nombre, à
l'État-providence... aux psychanalystes.
Si le don est perçu comme un cycle et non comme
un acte isolé, comme un cycle qui s'analyse en trois
moments, donner, recevoir et rendre, alors on voit bien par
où pèche l'utilitarisme scientifique dominant :
il isole abstraitement le seul moment du recevoir et pose les individus
comme mué par seule attente de la réception,
rendant ainsi incompréhensibles aussi bien le don que sa
restitution, le moment de la création et de l'entreprise
comme celui de l'obligation et de la dette.
Lorsqu'une grand-mère garde ses petits-enfants,
suffit-il de lui imputer le salaire d'une gardienne pour comparer les
deux situations ? La valeur de lien d'une grand-mère, sans
comparaison avec celle d'une gardienne étrangère,
n'est pas incorporée dans le prix, elle est gratuite !
- De façon plus
générale, un même objet, ou service,
n'a absolument pas le même sens selon qu'il est
donné ou rendu à son propre enfant ou
à un étranger. De son enfant, il ne vient
même à personne l'idée de trouver
anormale ou même étrange l'absence de retour ; on
songera encore moins de procéder au calcul de ce qu'on lui
donne. L'attitude contraire serait considérée
comme anormale, voire
«dénaturée». Mais une
bénévole qui rend un service à
l'enfant de quelqu'un d'autre sera perçue de
façon tout à fait différente. Il est
donc essentiel de fonder toute éventuelle typologie du don
sur les caractéristiques des liens, sans pour autant
négliger ce qui est échangé.
- Le don suppose d'abord la constitution d'agents autonomes
et indépendants. Dans cette perspective, le lien entre les
membres d'une famille est considéré comme
tellement étroit et intense que ce qui circule entre eux
relève plus du partage que du don, se trouve comme
immergé dans le courant créé par le
lien affectif et n'arrive pas à apparaître de
façon autonome, suffisamment en tout cas pour que la
distinction puisse être établie entre le lien et
ce qui circule. Le partage constituerait donc un autre mode de
circulation, à côté de
l'État, du marché et du don proprement dit.
Ainsi, Jean-Luc Boilleau (1991) exclut du don le partage et,
à l'autre extrême, le don caritatif qu'il assimile
à l'abandon.
Le rite le plus important qui accompagne
l'échange moderne de cadeaux : leur emballage, ce
supplément entièrement gratuit (au sens qu'il est
inutile), mais essentiel à tout cadeau, symbole de l'esprit
du don, à la fois parce qu'il cache ce qui circule pour
montrer que l'important n'est pas l'objet caché mais le
geste, mis en valeur par l'éclat de l'emballage et
ultérieurement par la dilapidation de l'emballage, qui
disparaît à l'instant même de la
réception du don.
- L'emballage assure ce minimum de dilapidation
attachée au cadeau, la dilapidation servant à
signifier que ce n'est pas tant l'aspect utilitaire de la chose
donnée qui compte, que le geste, le lien, la
gratuité. Ce que l'on a pris tant de temps à
préparer est déchiré et
jeté. L'emballage est un rite comprenant tout l'esprit du
don. Cette opération est partout laissée aux
femmes.
- Il existe par ailleurs une tendance, dans le
système marchand, à envelopper tout bien de
consommation dans du plastique. Le sens de ce geste est totalement
opposé : il vise à séparer le
producteur et le consommateur, à s'assurer que rien de la
personne du producteur ne soit «transmis» au
consommateur pas même des virus ! D'ailleurs, cet
emballage-là ne cherche pas à cacher et il est
souvent transparent.
La famille est d'ailleurs
elle-même fondée sur un don. sur la
création d'un lien de don : l'union de deux
étrangers pour former le noyau de ce qui sera le lieu le
moins étranger, le lieu de la définition
même de ce qui n'est pas étranger : la famille.
«Il n'est pas exagéré de dire que (la
loi de l'exogamie] est l'archétype de toutes les autres
manifestations à base de
réciprocité» (Lévy Strauss).
Cette rencontre entre deux étrangers qui produit le noyau de
la famille est «foyer» incontournable des rapport
de don, l'impensé du lien social, le point aveugle, le lieu
de transmutation, le lieu de «naissance»,
d'apparition du lien et non pas seulement biologique, comme dans le
lien parent-enfant.
- La transmutation d'un étranger en familier
est le phénomène de base du don qui permet
ensuite la réciprocité et le marché,
mais permet d'abord à la société de se
perpétuer comme société (et non pas
seulement comme famille), de se renouveler en renouvelant l'alliance
à chaque
«génération». On trouve donc
l'étranger au lieu où on l'attendait le moins :
au coeur des rapports personnels, comme fondement de la
sphère domestique elle-même.
-
La naissance est un don.
- Don de soi par excellence don de la vie, don originel,
fondant le rapport de don et l'inscription dans l'état de
dette de toute personne, dette dont le marché et certains
psychanalystes veulent nous libérer. Dans la
société actuelle, ce rapport dure plus longtemps
que dans toute autre société. Le début
de la chaîne du don se situe là, pour tout
individu, dans une dette qu'il ne peut assumer qu'en donnant la vie
à son tour, ce qui établit le
caractère fondamentalement non dyadique, non
symétrique du don.
- L'élément essentiel d'une
éducation réussie consiste à apprendre
à donner, et à recevoir sans se faire avoir.
- On peut en effet se faire avoir en donnant, si le donataire
ne reçoit pas le don comme un don, mais comme un
dû ; mais on peut également se faire avoir en
recevant, par le poids de la dette contractée à
l'égard du donateur. Contrairement à
l'idée reçue, l'enfant commence très
jeune à aimer transmettre ce qu'il a reçu. Ainsi,
des psychologues observant des enfants constatent dès
l'âge de 18 mois, l'apparition de l'offrande et de ce qu'ils
appellent l'imitation de l'offrande : un jouet ayant
été offert à B par A, B l'offre
ensuite à C par une sorte d'imitation.
On relève également que les enfants
les plus «offreurs» tendent plus tard à
devenir des leaders. Ce sont les plus «attractifs»
et les plus sociables. Les auteurs les distinguent des
«dominateurs» agressifs et solitaires.
Le plaisir qu'on éprouve à
«faire la chaîne» vient de là.
Cette façon de faire symbolise tout système de
don : donner, recevoir, rendre, en un mot transmettre, être
canal plutôt que source. En donnant à son tour,
l'enfant fait la chaîne.
- La chaîne de production moderne est
l'extrême opposé de cette situation. Elle exclut
la personne du circuit, de la circulation, la rend spectatrice et la
subordonne, la livre à une chaîne d'objets qui
s'organisent entre eux, la soumet au rythme des objets. La
chaîne de production est l'image parfaite du
marché. L'expulsion du don commence avec l'introduction du
marchand et s'achève avec la chaîne de montage,
à laquelle l'artiste résiste.
-
L'enfant, dans la
société moderne, est dans une situation unique :
d'une part, jamais il n'a été aussi bien
considéré, mais jamais il n'a
été aussi menacé de se transformer en
objet.
- Le père Noël a une grande barbe, la
voix grave et prend les «petits enfants» sur ses
genoux. Le père Noël ressemble à un
grand-père. Le père Noël est un
ancêtre. Il rétablit la filiation, le lien avec
les ancêtres que la modernité rompt constamment,
la référence dont nous nous sommes
coupés. Le don est une chaîne temporelle, le
marché une chaîne spatiale. Les morts aujourd'hui
ne sont plus des ancêtres. Ce sont des cadavres. Au moment de
la grande fête annuelle des enfants qu'est aujourd'hui
Noël, les ancêtres reviennent, et ce sont eux qui
donnent les cadeaux aux enfants. Les cadeaux de Noël sont les
premiers objets qu'un enfant reçoit de ses parents, dans sa
vie, comme un don.
- Les derniers qu'il recevra constitueront
l'héritage, à la mort des parents, quand ceux-ci
iront rejoindre les ancêtres. Le premier et le dernier don
proviennent ainsi des ancêtres. Ce sont tous deux des
héritages. Ainsi, les parents ne sont effectivement pas les
seuls à donner.
- Le père Noël ouvre l'univers
fermé de la famille moderne, rétablit un lien
avec le passé, dans le temps, mais unit aussi les enfants
à l'espace, au reste de l'univers. Il sort les enfants de
leur petit monde, ouvre le réseau étroit dans
lequel ils se situent habituellement. Le père Noël
les relie au monde. C'est pourquoi il vient de si loin, du
pôle Nord, et qu'il est accompagné par quelqu'un
qui vient de beaucoup plus loin encore : la Fée des
étoiles. Le père Noël relie l'enfant
à l'univers entier et au passé. Il apporte les
cadeaux de l'univers et il autorise les parents, par sa
présence, à être aussi des fils,
à redevenir aussi des enfants, l'espace d'un moment ; enfin,
il autorise le père à être un vrai
père, si on admet avec Legendre «qu'il n'est de
père pensable que sous forme symbolique».
- Le service bien dispensé suppose presque
toujours un supplément non prévu, relevant de la
logique du don Car le service n'est pas un produit.
Le retour du social comme explication des
phénomènes économiques.
Il importe toutefois de bien distinguer entre le lien et
le don. Le don est au service du lien, il n'est pas tout le lien. Il
est certain que toute organisation humaine fonctionne autrement que
comme une machine et est autre chose que son organigramme et que si
cette autre chose, ce supplément - la qualité des
lien entre les membres - manque, rien ne fonctionne. C'est ce qu'a
montré l'école des relations humaines depuis Mayo
et, plus récemment, l'analyse stratégique des
rapports de pouvoir au sein des organisations (Crozier), courant qui
aboutit aujourd'hui à la remise en question du taylorisme et
aux méthodes à la japonaise.
Tout cela montre l'importance du lien social,
même dans les organisations formellement régies
par les principes rationnels de la bureaucratie, même dans
les organisations regroupant des membres en fonction de leurs
intérêts matériels seulement
fondées sur un contrat précis, qui ne dispensera
toutefois jamais de la nécessité de la confiance
entre les partenaires pour toute entreprise commune, comme le montrent
également les économistes adeptes de la
théorie des conventions.
«Quand j'étais enfant, à
l'école tout m'était facile, Plus qu'aux autres.
On disait que j'avais du talent. Je trouvais cela injuste par rapport
à d'autres enfants pour qui c'était beaucoup plus
difficile. Quand on m'a appris la parabole des talents, je me suis
consolée, car je me suis dit que je devrais faire plus que
les autres, transmettre le talent que j'avais reçu.
C'était moins injuste. A condition que je donne
gratuitement, je pouvais rétablir l'équilibre.
Cela m'a consolée jusqu'à ce que je me rende
compte qu'en donnant je retirais beaucoup de satisfaction, de plaisir,
et même souvent beaucoup d'avantages matériels en
retour, qu'en fait le don vraiment gratuit était impossible
même si je le voulais, et au contraire : non seulement
j'avais reçu plus, mais le fait de donner me procurait des
satisfactions inaccessibles aux autres. La parabole des talents finit
donc par accroître l'injustice de départ
»
- Cette répondante exprime l'opposition entre
le régime de la justice et celui de l'amour pur,
analysé par Luc Boitanski. Le don se situe entre ces deux
régimes. Comment comprendre ce retour de premier type,
reçu même contre la volonté du
donateur, sans revenir à l'esprit du don ? La seule chose
non libre dans le don, c'est le fait de recevoir. Qu'on le veuille ou
non, on reçoit, il y a souvent retour ! En outre, si on
élargit la définition du retour pour y inclure
les retours qui débordent la circulation
matérielle des objets ou des services, alors il y a toujours
retour, et ce retour est jugé important par la plupart des
donateurs. Il y a des retours du don : la gratitude qu'il suscite, la
reconnaissance, ce supplément qui circule et qui n'entre pas
dans les comptes, sont des retours importants pour les donateurs. Si ce
retour n'existe pas il s'agit d'un don
«raté», le donateur considère
qu'il s'est fait avoir. Mais le retour n'est pas là
où la majorité des observateurs ont toujours eu
tendance à le situer à partir d'une perspective
fondée sur l'équivalence.
- En simplifiant : l'économie de marché
vise à produire des choses au moyen de choses. A la limite,
elle produit les personnes elles-mêmes comme si elles
étaient des choses.
À l'inverse, la société
archaïque donne le privilège aux rapports entre les
personnes sur les rapports entre les choses. Elle se soucie donc au
premier chef de la «production» des personnes, et
elle produit les choses elles-mêmes comme si elles
étaient des personnes, en les faisant servir à
travers le don, à la production des personnes et
à l'établissement de leurs liens sociaux
« L'échange de marchandises,
écrit C. Gregory, est un échange d'objets
aliénables entre des personnes qui se trouvent dans un
état d'indépendance réciproque se
traduisant par l'établissement d'une relation quantitative
entre les objets échangés L'échange
par don, à l'inverse, consiste en un échange
d'objets inaliénables entre des personnes qui se trouvent
dans un état de dépendance réciproque
se traduisant par l'établissement d'une relation qualitative
entre les protagonistes. Celle-ci découle du primat de la
consommation et des méthodes de production par la
consommation. En conséquence de quoi les principes qui
gouvernent la production et la consommation des biens doivent
être compris en référence au
contrôle des naissances, des mariages et des morts
».
Parce que l'objet privilégié du don
n'est pas constitué par des choses mais par des personnes,
l'«équivalent» des prix marchands au
sein de l'économie du don ne doit pas être
recherché dans les rapports quantitatifs.
- La grande césure historique est celle qui
oppose les sociétés claniques, qui fonctionnent
sur la base du don et de la parenté, aux
sociétés de classes, organisées
à des degrés divers à partir du
marché.
- Cela a le mérite de montrer en quoi les modernes
ont à la fois raison et tort.
- Raison parce que, en effet, la sophistication et la
ritualisation exacerbées du don semblent bien aller de pair
avec le creusement des hiérarchies et l'émergence
d'une logique d'aristocratisation.
- Tort parce que, en tant que tel, le don n'est pas plus
réductible à sa mise en oeuvre à des
fins de domination symbolique et réelle que la marchandise
n'est intrinsèquement réductible au capital.
Le don entre égaux reproduit de
l'égalité, le don entre inégaux
reproduit de l'inégalité.
- Claude Lévi-Strauss reconnaissait
l'importance de cette fermeture moderne dans son Anthropologie
structurale : « On a commencé par couper l'homme
de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a
cru effacer ainsi son caractère le plus
irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un
être vivant. Et, en restant aveugle à cette
propriété commune, on a donné champ
libre à tous les abus. En s'arrogeant le droit de
séparer radicalement l'humanité de
l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il
retirait à l'autre, l'homme occidental ouvrait un cycle
maudit. La même frontière, constamment
reculée, a servi à écarter des hommes
d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de
minorités toujours plus restreintes, le privilège
d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir
emprunté à l'amour-propre son principe»
- Le don moderne crée des réseaux qui
sont à l'abri des objets, qui redonnent un sens aux choses,
parallèlement à cette rupture avec le monde
engendrée par la généralisation des
objets.
-
- .../...»
- 1994 - Dr Lucien Mias