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   Le médecin, la médecine et la mort

Il y a un siècle, les maladies importantes étaient presque toutes mortelles et la conscience de la fin se faisait jour au fil de l'évolution.

Les médecins ne guérissaient pas, ils se contentaient d'imposer une hygiène et d'apaiser les souffrances autant que possible. Ils avaient ainsi une fonction morale qu'ils partageaient avec le prêtre le médecin de famille, comme le curé, était l'assistant du mourant.

La médecine moderne contribue largement à escamoter la mort. Les ressources thérapeutiques actuelles sont telles qu'elles nous permettent de faire comme si la médecine allait avoir réponse à tout ; la mort s'efface de notre conscience, remplacée par la maladie. Et les règles du jeu se trouvent bouleversées : des survies incroyables sont obtenues, la durée du processus de mort devient très variable, en partie en fonction des techniques. Celles-ci sont exercées dans les hôpitaux et le mourant est ainsi aliéné, abandonné au pouvoir médical.

Cette évolution est si nette que de nos jours sept français sur dix terminent leur existence à l'hôpital.

La dégradation de la famille et de son environnement porte un préjudice certain au mourant en ne laissant pas d'alternative au mourir hospitalier.

Le médecin plus particulièrement le médecin d'hôpital se substitue à la famille et à l'entourage social, il devient le nouveau « maître de la mort »

Et pourtant, la mort est bien un événement auquel sa formation ne l'a pas préparé ; les études de médecine sont devenues essentiellement scientifiques, le reste est à apprendre sur le tas. La maladie constitue un problème à régler duquel découlera une solution technique ; le diagnostic est parfois même la principale préoccupation.

Le rôle des médecins est parfaitement assimilé par les proches, qui revendiquent à présent une mort de qualité, souvent sous forme d'un départ paisible et sans souffrance. Mais la culture médicale est réfractaire à cette mission et il arrive ainsi que le mourant soit abandonné par les médecins, qui «ne peuvent plus rien pour lui» : la visite passe au-dessus de la chambre, l'affaire est devenue celle des infirmières, un problème de « nursing ».

Ces changements qui confrontent maintenant « plus souvent qu'à son tour » le médecin avec la souffrance ont aussi pour conséquence une altération voire une perte de la conscience de la mort.

  La conscience de la mort

La maladie grave entraîne généralement une rupture de communication : entre le médecin et le patient qui va mourir, c'est le silence, le mensonge ou une discrétion de bon aloi.
Le grand malade est souvent infantilisé, c'est particulièrement net vis-à-vis des vieillards. On fera semblant jusqu'au bout. Comme l'écrivait Tolstoï, dans La mort d'lvan lllitch, on lui avait fait « le mensonge qu'il n'était que malade et pas mourant, mensonge qui rabaissait l'acte formidable et solennel de sa mort. »
Alors que jusqu'au XX° siècle on se faisait un devoir d'éclairer le malade, c'est devenu de nos jours une règle morale que de ne pas annoncer la vérité. Plus encore, si malgré tout le mourant a deviné, il fait semblant de ne pas savoir; la bienséance exige qu'il reste discret et naturel. Jankélévitch parle aussi de « disparaître pianissimo et pour ainsi dire sur la pointe des pieds ». C'est encore ce qu'écrit plus brutalement Pierre Desproges qui, se sachant atteint d un cancer du poumon, intitule un chapitre de son sarcastique manuel de savoir-vivre « Sachons mourir sans dire de conneries ».
Philippe Ariés (1975) résume ainsi la situation actuelle : « La mort d'autrefois était une tragédie souvent comique où on jouait à celui qui va mourir ; la mort d'aujourd'hui est une comédie toujours dramatique où on joue à celui qui ne sait pas qu'il va mourir. »
L'entretien de cette illusion part généralement d'un bon sentiment réciproque, celui de ne pas faire de mal. Il ne faudrait pas croire cependant que les malades consentent toujours à ce jeu : souvent au contraire, ils lancent à certains interlocuteurs des appels qu'il faut savoir entendre. Pour dialoguer à ce moment, il est indispensable qu'une familiarité singulière se soit établie bien avant la phase ultime.
La révélation d'une mort prochaine est à vrai dire souvent dramatique ; elle suscite des réactions de dénégation, de révolte, de dépression, précédant une acceptation qui parfois ne viendra jamais.
L'entourage et les médecins redoutent ces réactions qui, à elles seules motivent certaines prescriptions de calmants.
Le mourant ne devrait pas être laissé dans l'ignorance, la mort ne doit pas le prendre par surprise. Certains auront en eux la force de «tenir le coup» jusqu'à un événement pour eux capital (naissance, retour...). D'autres auront le temps de se réconcilier avec eux-mêmes ou avec d'autres, d'exprimer des désirs, de trouver un sens à cette vie qui s'en va... D'aucuns feront même des projets, bien sûr à court terme, mais qui témoignent de leur désir de vivre encore ; ainsi dans ce dialogue célèbre de Platon avec Socrate, condamné à mort :
« À quoi te sert, Socrate, d'apprendre à jouer de la lyre puisque tu vas mourir ? » 
Socrate : « A jouer de la lyre avant de mourir. »
Les sociétés traditionnelles avaient coutume d'entourer le mourant et de recevoir ses communications jusqu'à son dernier souffle ; ce n'est plus le cas dans les hôpitaux et les cliniques où se passe maintenant la mort. Le mourant infantilisé n'est plus écouté : sa parole n'a ni sens ni autorité. Nos mourants n'ont plus ni statut ni dignité comme l'écrit le Dr Maurice Abiven dans un éditorial retentissant de La Presse médicale. Les mourants de cette fin de siècle sont des clandestins, des marginaux dont on commence à peine à découvrir la détresse.

   La mort escamotée

Autrefois, on naissait et on mourait en public ; aujourd'hui, on meurt caché, souvent isolé.
La mort disparaît de notre conscience, remplacée par la maladie que la médecine est à même de traiter. Ainsi le mourant-malade disparaît-il dans « le secret grisâtre des hôpitaux et des cliniques ».
Le corps est escamoté et n'est plus objet de respect ni de culte. Il n'y a plus lieu de faire étalage d'une quelconque peine, le deuil est réprouvé. Cette évolution favorise indiscutablement une tendance sociale à se débarrasser plus activement des mourants ; les prises de position envers l'euthanasie se multiplient aux États-Unis comme en Europe ; ce débat ne doit pas être méconnu. Il n'est que temps de rendre aux mourants leur place, car les rites de mort, sont faits pour la paix des vivants.

   Le sens de la vie et de la mort

Vivre, c'est évoluer vers la mort. La naissance et la mort sont des expériences très proches l'une de l'autre et comportent une structure de base identique : celle du passage d'un état à un autre, du changement radical de milieu.

Dans le sein de sa mère l'enfant découvre un milieu chaud et liquide qui répond à ses besoins du moment. Lorsqu'il arrive au monde, il plonge dans un univers totalement différent et inconnu.

Lorsqu'une personne sent ou sait qu'elle va mourir, elle vit un épisode identique à la naissance; elle s'apprête à faire un plongeon dans une dimension totalement inconnue.

Un jour ou l'autre, nous prenons conscience des limites de notre horizon. Nous consacrons des années à notre développement professionnel, à l'harmonie de notre vie de couple, à la création de liens d'amitié, à nos différents apprentissages, etc., jusqu'au jour où il faut se détacher et se rendre à l'évidence que nous ne faisons que passer.

L'apprentissage de la vie se déroule à travers des projets, des expériences plus ou moins heureuses qui peuvent nous aider à croître ou, au contraire, qui peuvent nous détruire. Lorsque nous avons été impuissants à résoudre un problème ou que nous avons été placés face à la mort d'un être cher, nous avons pu ressentir le besoin de chercher un sens à la vie.

Qu'un deuil nous frappe ou que nous ayons à accompagner un malade en phase terminale, nous nous interrogeons : Cela a-t-il un sens? et quel sens ?

Aussi bien sur les événements que sur la vie en général, cette recherche fait partie de notre destinée. Dans son ouvrage, Le désir infini de trouver un sens à la vie, Harold Kushner affirme : «Au lieu de ressasser le fait que rien ne dure, acceptez-le comme une des vérités existentielles, et apprenez à trouver un sens et un but au transitoire, à la joie fugace. Apprenez à savourer l'instant, même s'il ne dure pas. En fait, apprenez à le savourer parce qu'il n est qu'un instant et qu'il ne durera pas.» 

C'est le "Carpe Diem" du grecs Horace et des pages roses du dictionnaire : mets à profit le temps présent.

À chaque degré de notre devenir, la mort peut prendre un sens différent: elle peut nous sembler l'ennemi juré contre lequel il faut se battre ; elle peut se comparer à un grand détachement que nous sommes prêts à accepter ; elle peut représenter le seuil qu'il faut dépasser pour naître à une autre réalité. Elle signifie presque toujours une «grande expérience.»

Il sera plus facile pour la personne qui aura cultivé durant sa vie l'ouverture à l'inconnu de s'adapter à l'instant qui s'offre à elle. La présence à la vie est la meilleure préparation à la mort. Elle signifie être ouvert à tout ce qui peut advenir sans rien refuser, pas même, ni surtout, la mort.

Pour plusieurs, la mort n'est qu'une transition ; elle évoque un départ, une mutation, un passage vers une autre dimension. Elle peut être remplie d'espoir, comme elle peut être vécue dans l'angoisse d'une vie qui nous quitte. Percevoir la mort comme un « aboutissement négatif » équivaut à avoir des regrets de ne rien laisser ou de n'avoir pu achever ce qui devait être. L'individu qui considère la mort comme un « aboutissement positif » s'est peut-être senti utile ; il a pu recevoir et donner de l'amour et il sait qu'il restera toujours dans le souvenir de ceux qu'il a aimés. Sa mission est achevée, il peut partir en paix.

Faire face à la maladie et à la mort constitue, pour certains une remise en question de l'image de soi et de l'identité à travers les émotions.

La mort est perçue comme un déchirement : les liens unissant la personne mourante à ceux qu'elle aime se brisent.

Accepter la mort, c'est accepter la loi du dépassement et fixer son regard au-delà des limites physiques.

La mort peut, en effet être une occasion d'éveil spirituel. Nombreuses sont les personnes qui découvrent que la vie a un sens et qu'elles n`ont jamais été aussi vivantes qu'au moment de partir. Elles ont consenti à plonger dans leurs richesses intérieures, c'est- à-dire les expériences vécues et acceptées, et le détachement graduel dont elles ont su faire preuve leur apporte un senti- ment de paix et de sérénité.

La personne mourante invite ceux qui l'entourent à s'interroger sur leurs buts prioritaires. Elle peut leur permettre d'affronter le présent et le futur, car elle vit une situation immédiate. Elle les ramènera dans l'instant, en les incitant à vivre chaque jour pour lui-même, sans peur ni angoisse. Elle leur apprendra peut-être une certaine sagesse à l'égard de leur façon de vivre.

Assister une personne en fin de vie, c'est l'aider à donner un sens personnel à son existence qui s'achève.

Quel est notre destin ?

« A travers toute l'histoire, les philosophes, les théologiens et le commun des mortels se sont posé ces questions ; la spéculation seule peut y répondre, car nous n'avons aucun moyen de vérifier la justesse de nos jugements à ce sujet, et quand nous saurons la réponse, il sera trop tard pour changer le cours de nos vies. Le plus raisonnable semble donc de chercher des réponses qui nous donnent la paix et la force de vivre des vies signifiantes.»

  L'humanitude

L'histoire des hommes est ainsi celle de leur construction par eux-mêmes. À l'humanité reçue, ils ont ajouté un ensemble de caractéristiques que l'on peut appeler "l'humanitude ". L'élément le plus décisif de cette humanitude est sans doute la capacité de s'interroger. Tout d'abord sur l'univers qui nous entoure : pour les animaux, seuls existent les faits ; pour les hommes, ces faits deviennent des sources d'interrogation.
Pourquoi, comment de tels événements se produisent-ils ? La science peu à peu apporte des réponses ; mais son cheminement aboutit à élargir le champ des questions encore ouvertes. Le jeu, est d'autant plus fascinant qu'il est sans fin. Si provisoires qu'elles soient, ces réponses sont source d'efficacité ; le savoir apporte le pouvoir.
Maîtriser par quelques équations les phénomènes électromagnétiques permet de développer toute une industrie, d'apporter partout énergie motrice et lumière. Ces pouvoirs progressivement accumulés ont tout d'abord été reçus avec une satisfaction sans mélange. Au début du XVII siècle, le philosophe Francis Bacon pouvait affirmer : "Le but de la science est de réaliser tout ce qui est possible".
Mais, quelques siècles plus tard, nous sommes obligés de mettre une sourdine à cet optimisme et de constater, comme Albert Einstein au soir d'Hiroshima :" Il y a des choses qu'il vaudrait mieux ne pas faire. " Car les questions essentielles ne portent pas sur l'univers, elles portent sur nous-mêmes, et elles sont d'autant plus angoissantes que nous les savons en notre pouvoir. Nous en sommes arrivés au point ou, après avoir pendant quelques milliers de siècles construit inconsciemment l'humanitude, il nous faut faire un projet explicite pour l'avenir de notre espèce.
Demain sera ce que nous déciderons aujourd'hui : acceptons-nous de faire disparaître l'humanité dans une apocalypse nucléaire ? Acceptons-nous de fabriquer des clones humains servant de réserves de pièces de rechange ?
Acceptons-nous de conditionner des petits d'homme dans l'acceptation d'un destin étriqué ?
Il faut répondre à ces interrogations éthiques. Cette éthique, pourquoi ne pas la développer en fonction de la spécificité humaine ? 
Toutes les autres espèces se contentent de ce que la nature leur a octroyé seuls nous avons été capables d'être plus que nous-mêmes, selon l'expression de Saint Augustin.
La fonction essentielle de tout groupe d'hommes, famille, village, nation, humanité dans son ensemble, est d'apporter à tout petit d'homme qui apparaît, et qui n'est encore à sa naissance qu'une promesse d'homme, le moyen de devenir un homme. C'est-à-dire d'intérioriser et d'enrichir, au cours des quelques décennies de son parcours personnel, l'ensemble de ce que les hommes qui l'ont précédé ont accumulé : interrogations, émotions, existences. 
Ainsi peut-on s'efforcer de fonder une éthique sur la nature même de l'Homme, sur le constat de l'évolution qui l'a produit. Plutôt que de juger le bien et le mal en fonction des interdits prononcés par une puissance extérieure, s'exprimant par le truchement d'une "révélation", n'est-il pas plus digne de la condition humaine d'en juger d'après la conformité à l'objectif fondamental : faire entrer en humanitude tous les hommes sans exception ?
Réintégrer le pouvoir de penser au sein du pouvoir de vivre, comme la capacité de vivre peut être ramenée à la capacité d'être ? Nous sommes tout entiers, corps et âme, des produits de l'univers ; en l'acceptant nous ne nous enlevons aucune dignité.

Nous donnons à l'univers une immense dignité, nous nous émerveillons devant lui puisqu'il a été capable de nous produire. Nous nous émerveillons surtout devant nous-mêmes, capables de prendre le relais et de réaliser des demain plus prodigieux encore.

Demain n'existe pas mais nous savons qu'il existera, et qu'il dépend de nous. De moi, de vous.

Dr  Lucien Mias
mai 1999

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