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La culture qu'est ce ? images/logoPdf8k.jpg9  pages


  Le mot du mois, d'Alain Rey dans la Revue médicale Tout Prévoir de février 2006   définissait la culture...

« Le mot "culture" fut longtemps synonyme de cette révolution néolithique qui fit passer l'espèce humaine de la cueillette à l'« agriculture ». Puis vint la métaphore humaniste, au XVI' siècle, la « culture» devenant le développement des connaissances et des aptitudes individuelles, avant d'englober, d'abord en allemand [ Ku/tur : les Français s'en moquèrent ], tous les aspects intellectuels et idéologiques d'une civilisation. Pas d'adjectif, pendant longtemps, pour cette idée et pour ce nom. C'est sous l'influencé de la langue anglaise qu'apparaissent au milieu du XX° siècle les activités et les besoins « culturels ». 

Puis le mot entre dans le champ administratif, avec les missions, les relations, les attachés, les centres, plus "culturels" les uns que les autres. Cette culture plutôt officielle, avec ses maisons et ses ministres, veut englober les activités de création, artistiques et littéraires. Ou bien vise-t-elle à les encadrer ?

Mais une autre valeur des mots culture et culturel, grâce aux savants, anthropologues et sociologues, acquiert une plus grande importance. Ce qui est « culturel» correspond alors à toutes formes acquises d'un comportement collectif et ne s'oppose qu'aux résultats de l'hérédité biologique. Du coup, non seulement sont culturels l'art, la musique, la poésie, mais les habitudes, les manières de vivre, de se vêtir, de se nourrir, de réagir, de se comporter. Et voilà le culturel doté d'une valeur anthropologique universelle, mais infiniment variée sur la planète, comme le sont les langues par rapport au langage. »

Alain Rey, est co-auteur, avec Danièle Morvan, du Dictionnaire culturel en langue française, 2005.
 La culture c'est ...  la création ? l'intelligence ? Le savoir ?
Pas seulement ...

Ce mot recouvre deux réalités complémentaires : les cultures particulières qui nous différencient ; la culture universelle, qui nous relie.
Dans les deux approches, la culture s'oppose à l'état de "nature" (l'homme asocial, n'ayant pas acquis des normes de comportement).

 La culture différentielle (ou particulière)
La culture différentielle (particulière) est « l'ensemble des structures sociales, des manifestations artistiques, religieuses, etc. qui définissent un groupe par rapport à un autre ». La culture hellénistique, inca, arabe, française, catalane, alsacienne etc... en sont des exemples
Tout individu, comme sujet social, est inséré dans un réseau relationnel où se tissent, à divers niveaux, des liens d'identification et de rejet.
À l'identification familiale ou clanique se superpose...
- une identification civique autour d'un contrat social concrétisé par les textes constitutionnels,
- une identification sur la base d'une mise en situation concrète dans le processus de production économique,
- une identification culturelle, souvent inconsciente, qui manifeste l'intériorisation de valeurs, mais aussi de comportements quotidiens portant sur l'usage du langage, du corps, du temps, de l'espace selon des codes partagés avec les autres permettant une compréhension sans heurt.
La mixité culturelle, que l'on veuille ou non, remet en question les processus d'identification culturelle, parce qu'elle nous met en présence d'un "autre" qui ne partage pas la culture particulière qui nous est propre.
Or, des valeurs communes, issues de la pensée libérale et démocratique, permettent la convivialité interculturelle : on reconnaît à chaque culture la légitimité de sa présence dans l'espace public et politique. On accepte que l'autre, que l'on ne comprend pas immédiatement, soit un être rationnel jouissant en conséquence de l'autonomie et du respect dû à l'être humain.
La mise en pratique de ces principes de coexistence pacifique n'est pas spontanée : elle rend nécessaire un travail préalable d'intériorisation consciente des valeurs de tolérance démocratique que l'appareil d'état (école, armée, associations... ) se charge, normalement, d'assurer.
En effet, le repli sur l'identité culturelle et clanique est un réflexe spontané : on se retrouve entre soi, dans un espace social où l'effort d'intercompréhension est réduit au minimum et bénéficie de la meilleure gratification.
Dans l'espace public, les heurts se manifestent lorsque l'un ou l'autre groupe, par son comportement culturel, paraît violer les règles comportementales régissant l'identité civique. 
  La culture universelle (ou générale)
C'est « le développement de certaines facultés de l'esprit par des exercices appropriés » et 
« l'ensemble des connaissances acquises qui permettent de développer le goût, le sens critique, le jugement »
   Les deux définitions sont complémentaires
Il existe donc une culture différentielle, identitaire, culture du «marquage» (peintures du visage, scarifications...) qui signe l'appartenance à un groupe ; et une culture universelle, plus générale, qui procède de tous les savoirs (savoir, savoir-être, savoir-faire) et qui signe l'appartenance à l'espèce humaine, capable de jugement, de tolérance, de respect, d'amour.
Les deux définitions ne sont pas en opposition mais en position de complémentarité.
Certaines valeurs d'intérêt local, certaines coutumes dont l'ancienneté n'excuse en rien leur caractère universellement inadmissible (excisions africaines par exemple) ne sont pas des faits de culture mais des actes de domination, le plus souvent "matchistes".
 D'un parfum de salon mondain à... l'Internet
La culture c'est, pour beaucoup, un bien grand mot, enveloppé d'un parfum de salon mondain. Mais il y a aussi une manière «agricole» de l'aborder, par le verbe «cultiver».
Se cultiver, c'est tracer des sillons en soi qui griffent notre personnalité profondément, successivement.
Si l'on ne veut pas rester en état de répétition des idées anciennes que l'on nous a transmises, il faut braver l'extérieur, franchir le fleuve pour s'exposer de l'autre côté, du côté de l'autre. Et cet autre, avec ses savoirs propres, produit en nous une autre personne dont les idées reçues ont laissé la place aux idées comprises.
La culture ne provient pas uniquement des ouvrages de réflexion philosophique, littéraire, politique ou autre... Il n'y a pas une bonne littérature cérébrale et une bonne littérature de loisir.
Il faut prôner la liberté de l'itinéraire. Il est illusoire de vouloir contraindre la curiosité, le pédagogue ne peut que s'efforcer de l'éveiller et promouvoir chez l'apprenti-lecteur l'autonomie d'une pensée qui pratiquera d'elle-même le discernement.
On peut estimer que l'informatique nous offre en cette matière un outil spectaculaire : l'hypertexte accessible notamment par Internet.
L'hypertexte, dans l'absolu, c'est la possibilité en ouvrant un texte sur l'écran d'un ordinateur, avec un geste aussi simple que le «clic» de la souris, de sauter d'un fragment de texte à un autre.
Internet réalise en quelque sorte partiellement ce rêve de relier tous les textes (mais aussi des images, des sons) existant sur la planète situés sur des serveurs dans des pays différents. L'utilisateur peut mettre son grain de sel, déterminer lui même des liaisons avec d'autres textes.
Il est donc possible de réaliser en temps réel, c'est-à-dire, dans l'immédiateté de la lecture, un parcours entre de multiples livres ou autres sources d'informations.
Il est raisonnable de penser que se cultiver puisse vraiment se démocratiser par ce biais .

  LES VALEURS, l'ÉTHIQUE ET LA MORALE

« En médecine comme ailleurs, il y a des libertés d'un jour et des siècles de servitude. Le carcan retombe et l'humanité souffrante n'y gagne rien. Pour qu'il y ait progrès, il faudrait que les médecins acquièrent une très haute notion de leur devoir.C'est avoir foi dans une évolution morale parallèle à l'évolution technique de l'humanité que de l'espérer. Avoir foi dans l'avenir de l'humanité, c'est croire, en notre domaine, que le médecin continuera de soigner ses frères non seulement avec sa science, mais aussi avec son coeur. Ce mode d'exercice ne s'enseigne pas, il se vit. » Paul Milliez, Pr de médecine

Ce sont les valeurs qui façonnent la culture, le visage de la société et finalement, la personne elle-même. Elles influencent la façon dont la personne agit ou réagit.
Les valeurs constituent la conscience de chacun, la nature des relations interpersonnelles mais aussi la manière dont les hommes se perçoivent, leurs objectifs dans la vie et la finalité de la vie elle-même.

"L'attachement aux valeurs" ou le "rejet des valeurs" résultent dès lors d'un choix fondamental quant au sens à donner à son existence.

Or, c'est justement là que réside le grand problème d'aujourd'hui.
Beaucoup ne disposent pas d'une base éthique, d'une référence de discernement. Pour eux, les valeurs ne reposent plus sur une assise ou, en tout cas, sur une assise solide. Cette absence d'assise est à l'origine de la crise éthique actuelle. La multitude différenciée des impressions et des opinions, le rythme rapide de l'existence, le développement technocratique, les solutions de facilité dans la recherche d'un bien être souvent matériel, entraînent une banalisation des valeurs, une indifférence éthique.
Certains ont pu croire que la biologie pourrait non seulement faire disparaître de nombreux maux mais nous donnerait également une nouvelle définition de la personne. D'une part, la biologie n'échappe pas à la création d'autres maux d'autre part, elle débouche sur une impasse et une angoisse quant à la réponse de qui est l'être humain.
Qu'adviendra-t-il de la personne ? Parviendra-t-on à établir que la pensée n'est qu'une réaction chimique particulière ? Que le mécanisme de la différenciation des cellules embryonnaires peut-être démonté et remonté comme une horloge ? Que tout organe malade ou déficient peut-être remplacé comme toute pièce d'une voiture ?
La tentation est grande de réduire l'homme à l'homme en le coupant de sa relation à «Dieu» et par conséquent de sa relation aux autres.

POUR UNE MORALE SANS HAINE BASÉE SUR DES VALEURS  D'HUMANITUDE

Source : A. Etchegoyen, La valse des éthiques, François Bourin, Paris, 1991, 244 p.

« Quand on nous parle aujourd'hui d'un retour de la morale, on risque d'entendre la paraphrase d'un slogan politique malheureux : au secours, la morale revient.
C'est le mot qui revient, mais son contenu a changé sous l'effet de l'histoire et sous le coup des critiques. Les discours ont été impuissants à tuer ce qui est un ressort très profond de l'homme. Mais ils auront peut-être contribué à nettoyer la morale de ses impuretés bourgeoises.

La morale future peut s'organiser autour de trois principes fondamentaux: le poids de la parole, la cohérence des discours et des actes, la générosité. Ces trois concepts font système car ils résument l'essentiel de nos désirs face à l'autre. Ils inspirent ce que Kant appelait le respect et ils ont assez d'universalité pour intégrer des concepts que nous admettons sans toutefois les avoir assez fondés.

On donne souvent un tour moral à de simples règlements intérieurs ou déontologies qui méritent sans cesse d'être confrontés à de plus hautes exigences, dites morales.
Pour nous engager dans cette voie nous avons à retenir tout ce pour quoi la morale bourgeoise a prêté aux pires dérisions et critiques.

En premier lieu, il nous faut, sans conteste, supprimer toute référence essentielle aux choses du sexe.
En second lieu, toute connivence avec l'ordre social doit être balayée.
Sans doute est-il de bonne guerre pour certains de chercher à satisfaire notre exigence morale avec ses souvenirs, dans la nostalgie des interdits et des autorités.
Telle est la tentation réactionnaire qui ne manquera pas d'apparaître dans ces temps qui courent, et qui, déjà, entame son discours pétri dans le sang de la détresse humaine, dans le virus du sida.
C'est pourquoi nous savons qu'une troisième condition est peut-être encore plus urgente car elle prévient les deux autres : la morale devra éviter la haine.
Quand on nous parle aujourd'hui d'un retour de la morale, on risque d'entendre la paraphrase d'un slogan politique malheureux : au secours, la morale revient. C'est le mot qui revient, mais son contenu a changé sous l'effet de l'histoire et sous le coup des critiques. Les discours ont été impuissants à tuer ce qui est un ressort très profond de l'homme. Mais ils auront peut-être contribué à nettoyer la morale de ses impuretés bourgeoises.
 La morale future peut s'organiser autour de trois principes  fondamentaux : le poids de la parole, la cohérence des discours et des  actes, la générosité. 
Ces trois concepts font système car ils résument l'essentiel de nos désirs face à l'autre. Ils inspirent ce que Kant appelait le respect et ils ont assez d'universalité pour intégrer des concepts que nous admettons sans toutefois les avoir assez fondés.
Nous devons par là même retrouver les caractéristiques d'un humanisme qui va de pair avec la mondialisation de tous nos rapports sociaux et moraux.
Bien des vertus particulières pourraient et pourront s'en déduire, que d'autres, en d'autres lieux et d'autres oeuvres, expliqueront avec plus de pertinence.
La parole d'abord
C'est, je le crois profondément, le principe de la relation entre tous les hommes. L'écrit reste ponctuel, somme toute assez rare, tandis que nous parlons sans cesse à autrui. Dans chaque existence, nous bavardons, discutons, dialoguons: nos paroles peuvent dire le pire et le meilleur.
Nous les distinguons donc de la parole, engagement qui prend une signification beaucoup plus forte. La langue française rend bien compte du poids de la parole. Elle s'associe immédiatement à l'honneur ; elle se donne et se tient. Chacun apprécie l'autre qui n'en a qu'une. Lui redonner tout son sens, c'est restaurer la confiance et donner un poids de principe aux relations avec les hommes.
Un monde sans parole est un monde profondément démoralisé car nous en avons besoin pour étayer nos espérances et notre solidarité. Nous ne devons plus nous contenter d'écrire et d'attendre les signatures au bas de contrats validés par des hommes de loi ou des agents de la force publique. 
La dégradation de la parole, publique et privée, est constatée de tous côtés.
Si nous examinons le discrédit du politique, nous y retrouverons pour une bonne part cette protestation contre une parole qui se dénude de sens.
La parole n'est et ne restera dévaluée que dans sa contradiction avec les actes. Le caractère péjoratif de l'expression « en paroles » signifie qu'on oppose à la parole une négation par les actes.
Les linguistes insistent sur les verbes qu'ils appellent performatifs et qui parcourent notre langue commune: « Dire, c'est faire », pour reprendre un titre d'Austin. Ainsi agit le maire en disant: « Je vous déclare unis par les liens du mariage », ou encore l'animateur en annonçant: « Je déclare cette séance ouverte. » L'acte est la parole même. Il faut donc, avec attention, considérer la parole comme un acte, la rendre performative dans le maximum de cas.
On dira que le langage et la communication entre les hommes supposent bien des modalités. Ainsi le bavardage qui peut sembler futile est-il une propédeutique à la communication. Certes, tous les mots ne sont pas pesés. Toutes les paroles mesurées auraient alors une gravité trop sérieuse et sinistre. Or nous aimons la légèreté chantante des gens du Sud pour qui les paroles ont peu de poids, au regard des traditions plus nordistes. Mais la parole en jeu est celle qui engage les hommes les uns vis-à-vis des autres. Il faut pour cela que l'émetteur et le récepteur (comme on dit dans la communication), c'est-à-dire deux hommes, aient le sentiment de cet engagement.
La parole, en ce sens, est un acte généreux : elle nous implique et, dans son engagement, nous fait donner quelque gage. Car notre société et nos consciences manquent surtout de générosité. C'est, me semble-t-il, le concept crucial de nos interrogations à venir. Il fut souvent oublié par nos moralistes et l'on tend à l'obérer dans des discours trop abstraits.
Le seul qui en ait fait le centre de son oeuvre est Descartes, justement lui, qu'on dénonce d'ordinaire, dans les entreprises, comme le parangon d'une rationalité un peu demeurée. Le Traité des passions l'aborde dans le concept et dans les actes qui en font pour lui la plus grande vertu : « N'estimer rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt pour ce sujet. » 
On ne s'étonnera pas de le trouver aujourd'hui repris, dans des contextes divers, par Michel Serres ou Emmanuel Levinas, avec simplicité.
La générosité demeurait trop marginale dans la morale perdue. Elle se déduit mal de la haine, de la crainte du sexe et de la sauvegarde de l'ordre. Nous haïssions la morale infâme, nous l'aimerons généreuse. 
La générosité est nécessairement absente des éthiques en vogue. Le défaut est de principe, inscrit au coeur du slogan : « Ethic pays ». Qu'il nous faille une telle certitude pour songer à la moralité est un signe éclatant: les éthiques sont d'avares placements de pères de famille. Nous y confondons la moralité avec le calcul, l'intelligence et, souci majeur, l'image: « Ce n'est pas pour la montre que notre âme doit jouer son rôle » (Montaigne). On voudrait éviter la prise de risque en nous proposant une morale de comptable : à l`actif, l'image et le long terme ; au passif, quelques sacrifices sur le court terme. 
Or toute morale nouvelle ne peut échapper à la responsabilité essentielle de tout être, c'est-à-dire au risque et aux multiples épreuves dans lesquelles nous engage notre liberté. Faisant de cette responsabilité sa fondation, elle n'exige pas d'en être dégagée, elle l'assume et s'engage au contraire pleinement dans l'épreuve nécessaire du risque.
La morale nous fait vivre au-dessus de nos moyens sans nous enfermer dans les taux de réussite qui sont autant de taux d'intérêt.
La générosité nous attend au tournant de cette morale qu'il faut appeler par son nom sans craindre, comme l'écrit Levinas, que « cela fasse rire la société évoluée », confondant le simple et le simplet. Le concept de générosité est générique: dans sa forme comme dans son contenu, il engendre les autres concepts et toutes les pratiques qui en découlent.
Généreux comme concept par tout côté qu'on l'aborde : « Nous n'avons pas besoin de philosophie grandiose pour savoir, dès le jeune âge, que la générosité n'a pas d'équivalent dans les vertus de qualité haute. Aussi bien, le mot qui la désigne exprime l'engendrement; non que le généreux soit né, seulement, ou gentil au sens de la noblesse, mais parce que le versement d'un flux précieux hors de soi mime ou commence les deux seuls actes qui vaillent, la production des oeuvres et l'amour, qui quelquefois procrée la vie. Mère ou père d'un autre et vite de soi, le munificent crée ou le généreux vivifie alors que l'avare meurt, au sens exact, de saisissement. Seuls les prodigues produisent et nous ne naissons qu'à mesure de dons » (Michel Serres).
Le concept de générosité mérite un sort particulier. Il dit la dépense contre l'économie, l'ouverture contre la clôture, le flux contre les vannes. Celui qui interroge la terre, en ses semailles, dit le sol «généreux» quand il lui répond. 
Un tempérament généreux mesure mal ses efforts, évitant d'être parcimonieux dans ses engagements. Il peut errer, mais, dit encore ailleurs Michel Serres, 
« comme l'être et le néant, le mal et le bien se mesurent par le petit et le grand ».
Dans les concepts qui courent dominent des maîtres mots qui interdisent toute objection (antiracisme, droits de l'homme). Nous avons à les reprendre dans l'ordre des choses et dans l'ordre des raisons. Ils nous maintiennent au lointain, qui peut alors devenir l'inverse du prochain. Nos causes sont devenues mondiales pour n'être plus près de nous.
C'est en partant du Visage de l'Autre, dans sa concrétude proche, que je peux légitimement penser au lointain. Dans l'ordre des raisons lui-même, l'antiracisme est bien de nature morale, mais il demande à être porté par une ambition plus haute que la seule haine de tous les racistes. En évacuant la morale, nous avons oublié le Visage d'Autrui, comme le répète sans cesse Emmanuel Levinas depuis quelques années.
Avant de considérer des terres étrangères, il faut envisager le plus proche. La modalité de la proximité réside dans la responsabilité, mais une responsabilité qui ne peut se réduire au champ de l'intervention économique: « La rencontre d'autrui est d'emblée ma responsabilité pour lui. » L'entreprise n'est qu'un lieu particulier dans lequel se vit cette rencontre. Il s'y trouve aussi d'autres hommes envisageables. Qu'elle édicte en son sein des règlements intérieurs relève du droit de chaque organisation à l'intérieur de son propre espace de pouvoir.
La morale est à hauteur différente. 
Il n'est pas étonnant que le mot d'éthique, déformé, vulgarisé et instrumentalisé, y connaisse quelque succès : face au risque authentique d'une morale mal famée, l'éthique introduit une prudente distance. « Ce qui est important, c'est que la relation à autrui soit l'éveil et le dégrisement » (E. Levinas). 
Nous sortirons ainsi du narcissisme dévastateur que produit une mauvaise psychanalyse: à se regarder et s'ausculter sans cesse, à se demander « si l'on va bien ou mal », on oublie que le bien et le mal sont d'autres catégories, d'un autre ordre. 
La morale qui sera la nôtre demeurera à hauteur d'homme. Être responsable, c'est donner une réponse qui s'appelle générosité; elle ressemble à cette « petite bonté » qu'évoquent ensemble Levinas et Grossman. « Vertu enfantine », « n'allant que d'homme à homme, sans traverser les lieux et les espaces où se déroulent les événements et forces ».
La générosité peut être notre repère nouveau, comme le sortir de soi qu'elle implique de génération en génération, comme le don dénué de stratégie.

La générosité s'apprend. Elle se nourrit mal des seuls exemples héroïques : d'une part, ils sont toujours suspects de leur souci d'une image positive ; d'autre part, l'éducation morale ne doit pas faire appel à l'imitation, servile et dangereuse, qui n'est pas la méthode d'un homme libre.
La générosité a grand besoin de l'apprentissage scolaire. L'ancienne morale, répudiée, passait par l'art de faire honte, et les leçons en sont perdues tant cette technique choque notre temps: il nous faudra des leviers plus positifs, au-delà de la menace.
Nous pouvons déjà en avoir quelque idée : depuis bien longtemps, les parents et les éducateurs se satisfont de voir leurs ouailles se dépenser.
C'est dans cette voie qu'il nous faut aller : se dépenser, se donner du mal, c'est bien, pense-t-on à juste titre; c'est toujours se démener, c'est-à-dire s'éduquer, comme le confirme l'étymologie. Se démener est d'ailleurs un joli mot, privilégié, puisqu'il existe seulement sous la forme pronominale et dit bien la part du sujet dans la dépense.
La générosité peut ainsi se vivre dès l'école, dès l'enfance, mais elle n'est pas la fatalité d'une jeunesse trop flattée, censée en avoir l'intuition immédiate. Car la générosité passe avant tout par une exigence toujours recommencée qui ne s'inscrit pas dans un âge de la vie. On y peut prendre du plaisir, comme le soulignait Kant du devoir accompli. L'école est, en droit, un cercle vertueux de générosités qui s'alimentent les unes les autres. Y parler de morale permettrait d'y reconnaître le bien qui exige d'être nommé. Généreux, le bien nommé.
Les médias aussi sont nécessaires: la générosité, pour être commune, doit être communiquée.
Nous ne saurions faire l'impasse sur les grands moyens de communication.
Aucune morale ne peut maintenant reprendre pied sans ce consensus, cette intercompréhension qu'elle contribue à développer. C'est pourquoi les choix doivent être clairs.
La télévision privée, pour sa part, souffre d'un saisissement viscéral : elle craint toujours de distribuer trop, de « voler trop haut », d'offrir de l'excès quand on se satisferait de soap opera.
L'institution privée ne peut combler notre attente car elle n'a pas en charge cette communication sans laquelle toute morale nous échappe, faute de consensus nécessaire. Il n'y a aucune raison d'attendre des chaînes privées qu'elles s'acquittent des missions qui ne sont pas les leurs (les leurs sont ailleurs). Il faut de bons commerçants, mais aussi d'autres hommes qui pensent et diffusent au-delà du profit des annonceurs en droit d'obtenir ce qu'ils payent.
Des chaînes authentiquement publiques pourraient s'assigner des missions à la hauteur des hommes et des citoyens que nous sommes.
La morale, avec son acception périmée, demeurait dans l'opprobre, en évoquant la censure. La générosité en est tout le contraire : elle substitue la pléthore au défaut, l'excès à la coupure. Elle ne se réduit guère à l'espace d'un Téléthon, sur l'unique affirmation : «Vous êtes tous formidables.» Une chaîne peut être de galère comme de solidarité.
Dans la mesure où les grands médias publics font aujourd'hui une grande partie de notre lien social, il est décisif qu'ils répondent à de généreuses exigences sans se contenter de répercuter des notions ambiantes.
Il ne s'agit pas d'envahir les ondes et les images de discours vertueux: la télévision pourrait être édifiante, dans sa pratique même, sans inflation de discours péremptoires.
Elle pourrait par exemple nous apprendre à comprendre les autres, prochains et lointains, à les regarder au-delà du plaisir sadique et de l'émotion visuelle : la générosité commence par un regard détourné de soi-même et se cultive dans cette occupation du temps. »
Bibliographie
- A. Etchegoyen, La valse des éthiques, François Bourin, Paris, 1991, 244 p.
Lucien Mias - 28/04/2006

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