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L'ouvrage des sens

Professeur Guy Lazorthes, Flammarion, Paris, 1986, 224 p
Neurologue de l'Université de Toulouse
Les schémasn'ont pas été inclus

Chapitre sur Le Toucher images/logoPdf8k.jpg14  pages,

« Le toucher, agréable ou désagréable, permet de reconnaître, même les yeux fermés, la forme et l'état d'un objet : la surface lisse et froide du marbre, la chaleur et le poil d'un chien, la soie, la laine, la fourrure, la plume...
Le tact et le toucher ne sont pas synonymes. La sensibilité tactile s'étend non seulement sur toute la surface de la peau mais aussi au niveau des orifices revêtus de muqueuse.
Le sens du toucher est concentré dans la main ; toucher signifie en effet prendre contact avec quelqu'un ou quelque chose par mouvement ; or seule la main se déplace (on peut aussi admettre que l'on touche aussi avec les lèvres et le pied).
Au cours de l'évolution s'est produit pour la sensibilité tactile un phénomène analogue à celui observé pour les sensibilités visuelle et auditive. La photosensibilité, d'abord distribuée sur toute la surface du corps chez les premiers êtres, s'est ensuite concentrée dans l'oeil. La sensibilité aux ondes sonores, d'abord étalée sur la ligne latérale, s'est localisée dans l'oreille. La sensibilité tactile, étendue à tout le revêtement cutané, atteint sa perfection dans la main.
  I. La genèse de la main
La main offre la singularité par rapport aux autres organes des sens de réunir dans un même organe les pouvoirs d'information et d'exécution : elle est un merveilleux appareil de perception sensorielle fine et de préhension solide et délicate.
La vie est née il y a environ 3 milliards 500 millions d'années. Pendant plus de 2 milliards d'années, il n'exista que des organismes monocellulaires. Les premiers êtres pluricellulaires sont apparus il y a à peine un milliard d'années, les Vertébrés 500 millions d'années, les Mammifères 200 millions d'années, les primates 70 millions et la lignée des hominidés il y a 3 à 4 millions d?années, c'est-à-dire très récemment par rapport à l'ancienneté du monde.
L'évolution s'est subitement accélérée avec l'attitude verticale permanente et la bipédie. L'effort de redressement est constaté chez certains grands reptiles du Secondaire et chez plusieurs espèces de Mammifères, tels les marsupiaux et les rongeurs.
La station et la locomotion verticales existent chez tous les Primates à des degrés variables pendant certaines phases de la locomotion arboricole ou dans la position assise. Elles ne deviennent permanentes que chez les hominidés. Elles ont constitué le facteur essentiel de l'hominisation car elles ont conditionné les transformations du cerveau et de la main. La libération de la tête du plan du sol a permis le développement du cerveau. Les hominidés se sont alors engagés dans la voie qui conduit à leurs représentants successifs : australopithèque d'où se détache le genre Homo habilis il y a 2 millions d'années ; archanthrope : pithécanthrope ou Homo érectus de 1,5 million à 200 000 ans ; paléanthrope : néanderthalien de 200 000 à 30 000 ans ; néanthrope : Homo sapiens Homo sapiens depuis 30 000 est passé des 600 g de l'homo habilis aux 1400 g de l'homme actuel.
La bipédie et la station verticale seraient à l'origine de la prématurité constitutionnelle du nouveau-né humain. Selon Stephen Jay Gould, si l'on tient compte des critères de maturation, le petit de l'homme devrait naître au bout de 21 mois de vie intra-utérine pour être égal aux autres primates. En raison de la position verticale, la pression plus forte de la tête engagée dans le bassin détermine l'expulsion du foetus avant sa maturité et permet l'augmentation du volume du cerveau hors de l'utérus maternel ; elle est en effet considérable pendant la première année puisqu'il triple en passant de 350 g à 1000 g.
La libération de la patte de son rôle locomoteur permet sa transformation en main : plus d'appui au sol, plus de suspension dans les arbres ; elle devient un organe de tact et de préhension, fonctions jusque là remplies par la mâchoire et les lèvres.
1. La main, organe de préhension.
Les premiers Poissons du début de l'Ére primaire avaient un nombre impair de nageoires. L'apparition chez certains d'entre eux de quatre grandes nageoires ventrales préfigura avant toute sollicitation l'adaptation à la vie terrestre ; elles se transformèrent en effet progressivement en pattes au moment du passage pour les premiers Batraciens, de la vie aquatique à la vie terrestre. Dès ce moment, les membres antérieurs et postérieurs, comme ceux de tous les Vertébrés qui suivirent, furent construits sur le même modèle du point de vue osseux.
Les nageoires, les ailes, les pattes et nos membres ont la même composition squelettique : humérus, radius, cubitus, fémur. tibia, péroné... et sont pentadactyles, c'est-à-dire terminés par cinq rayons qui se transformèrent un jour en cinq doigts. Les membres se sont extrêmement diversifiés. Chez les Mammifères actuels, comme d'ailleurs chez les Reptiles du Secondaire, ils permettent le déplacement sur terre, mais aussi parfois dans l'eau (cétacés) ou dans l'air (chauve-souris). Pour les membres antérieurs, il n'est pas rare que s'ajoutent à la fonction locomotrice la préhension et la présentation des aliments à la bouche. Parmi les Mammifères préhenseurs, il en est qui adoptent la position assise pour libérer leur membre antérieur : kangourous, quelques rongeurs (rats, écureuils, castors...). Chez les Primates la main devient une sorte d'outil pour prendre et manipuler.
Avec le redressement du corps, d'abord passager puis permanent, les membres antérieurs et postérieurs deviennent supérieurs et inférieurs. Les petits singes cynomorphes ont une main également partagée entre la locomotion quadrupédique, héritage de leurs ancêtres, et la préhension qui commence. Les grands singes anthropoïdes (orang-outang, chimpanzé, gibbon, gorille), dont le redressement du tronc est intermittent dans la locomotion, ont une main plus différenciée vers la préhension. Le gorille est le seul singe qui se tienne naturellement sur ses pieds et qui, au lieu de laper comme tous les animaux, prend l'eau dans le creux de la main.
Leroi-Gourhan écrit : « Les grands singes saisissent, touchent, ramassent, pétrissent, épluchent, manipulent ; ils dilacèrent entre leurs doigts et leurs dents, martèlent de leurs poings, grattent et fouissent de leurs ongles».
La séparation du pouce et sa possibilité d'opposition aux autres doigts pour saisir les objets ou pour encercler une branche d'arbre sont annoncées avant même que l'utilisation n'en soit amorcée puisque le pouce est d'emblée plus court et a deux phalanges au lieu de trois. « A défaut d'autres preuves, disait Newton, le pouce me convaincrait de l'existence de Dieu. »
Chez l'Homme, le pouce atteint son plus haut degré de perfection ; il peut s'opposer à tous les autres doigts. Par contre le mouvement d'opposition est très rudimentaire chez le singe ; il prend avec les quatre premiers doigts fléchis et la paume de la main, et la pince de l'index et du pouce oppose la pulpe du pouce au bord radial de l'index ; les enfants prennent comme les singes jusqu'à 2 ans.
La main de l'Homme dégagée de toute fonction portante du corps est libre ; mobile et servie par une extraordinaire musculature, elle est à la disposition de l'Homo érectus promu Homo faber ; elle devient capable de fabriquer des outils de plus en plus perfectionnés. La main agit alors sur la matière par un intermédiaire ; elle devient, selon le mot d'Aristote (354-322 av. J.-C.), « l'instrument des instruments ».
La capacité de se servir d'outils n'est pas propre à l'Homme. On voit des chimpanzés se nourrir de termites capturés grâce à une brindille qu'ils imprègnent de salive, enfoncent dans le trou et sucent ; d'autres savent se servir d'un bâton pour attraper une banane suspendue au plafond mais jamais ils ne perfectionnent cet outil de fortune, ni même ne le conservent pour un usage ultérieur.
L'Homme est pourvu de mains libres, habiles et intelligentes parce qu'il est debout sur ses pieds, socle permanent qui les libère. Les pieds de l'Homme présentent des particularités si évidentes que, lorsqu'en 1738 Linné le classa parmi les Primates, cela provoqua de vives réactions. Cuvier en France (1828) et Blumenbach en Allemagne, pour séparer nettement l'homme du singe, proposèrent la division en quadrumanes : les singes, et bimanes : les hommes, ce qui revenait à mettre en relief que seul l'Homme est doté de pieds.
Boule a écrit : « Le pied est une des caractéristiques les plus nettes du genre Homo » et A. Leroi-Gourhan renchérit plaisamment : « Il faut nous résigner à avoir commencé par les pieds. La station debout et le pied ont été le premier caractère à différencier l'ancêtre de l'homme du "cousin" resté dans la lignée simiesque »
La relative stabilité sans transformation majeure de la main au cours de l'Évolution des Primates est à opposer au bouleversement morphologique du pied. La main et le pied du gibbon, qui est un singe arboricole, se ressemblent ; on peut dire qu'il a quatre mains. Ceux du gorille, qui passe une grande partie de son temps sur le sol, sont au contraire différents ; son pied ressemble à celui de l'Homme si ce n'est que son gros orteil est toujours écarté. Le pied de l'Homme a perdu son pouvoir préhensile, le gros orteil étant fusionné aux autres. L'écartement par rapport aux autres orteils, observé chez le nouveau-né, rappelle notre passé évolutif.
2. La main, organe sensoriel.
Libérée de sa fonction d'appui locomoteur, la main se transforme en organe de perception et de relation avec l'environnement. Comme le nez, la langue, l'oeil et l'oreille, elle renseigne sur le milieu extérieur étranger et participe à la connaissance.
Toute la surface de la peau des Primates est pourvue de récepteurs sensibles au tact, à la chaleur, à la pression, à la douleur, mais ils sont plus nombreux en certains points, tels que le pourtour des orifices de la face et les extrémités des membres, la main et les doigts en particulier. De nombreuses espèces animales sont supérieures à l'Homme du point de vue de leurs perceptions olfactives, visuelles, auditives : le chien a un sens de l'odorat sans commune mesure avec le nôtre, certains oiseaux possèdent une vue perçante, la chauve-souris jouit d'une audition nettement supérieure..., mais aucun animal n'atteint la qualité perceptive de notre toucher. (certains mammifères ont une sensibilité tactile très fine située particulièrement autour de l'orifice buccal, dans les «poils tactiles» ou vibrisses (moustaches du chat et des félins en général), mais aucun animal, si ce n'est le singe anthropoïde, n'approche la perfection de l'organe du toucher de l'Homme : la main.
3. La main de l'enfant.
La sensibilité du nouveau-né est concentrée sur les stimulations cutanées. C'est par la peau et surtout par la bouche que s'établit son premier contact avec le monde extérieur et particulièrement avec sa mère. C'est par le toucher que se fait son apprentissage de ce qui est accessible et de ce qui ne l'est pas. Le nouveau-né dort 16 à 17 heures par jour à poings fermés, c'est-à-dire les doigts repliés sur le pouce ; la main ne reste ouverte qu'après le 2e mois. Pendant le 1er mois, des automatismes primaires commandés par les noyaux centraux du cerveau échappent au contrôle de l'écorce cérébrale ; la stimulation de la face palmaire provoque la flexion automatique des doigts (grasping reflex), qui disparaît entre le 1er et le 4e mois.
Dès la naissance, le nourrisson apprend à identifier les objets et les personnes animés ou non. Vers l'âge de 3 mois, il est capable de fixer et de suivre le mouvement de ses mains. La pince pouce-index ne devient efficace que vers le 7e mois.
L'activité de préhension de l'enfant contribue non seulement à la reconnaissance des objets mais aussi à l'exercice et au développement de l'intelligence ; elle doit être stimulée. Favoriser la maîtrise du geste et aider les enfants à connaître le pouvoir de leur main est une étape essentielle de leur éducation. L'ontogénèse récapitule une fois encore la phylogenèse (loi de Haeckel).
Le bébé quadrupède connaît le monde d'abord par sa bouche ; dès qu'il marche, et qu'il devient bipède, c'est par ses mains qu'il prend contact avec les choses et les personnes. Le toucher a une importance capitale dans le développement psychologique de l'enfant ; avant la parole, il n'a pour se faire comprendre que des gestes, c'est-à-dire des mouvements en rapport avec ses besoins. Le mouvement est d'abord l'unique expression et le premier instrument du psychisme.
Seules commencent par retenir l'attention de l'enfant les impressions dont il se trouve être l'auteur et que son action prolonge, reproduit, modifie. Les objets qu'il identifie sont uniquement ceux qu'il manie. » (Henri Wallon)
La main n'est pas seulement un merveilleux instrument d'action sur le monde extérieur, elle est aussi un artisan de la connaissance de soi. L'enfant découvre ses mains dans son champ visuel ; c'est la première image du corps : elles jouent de plus un rôle important dans la somatognosie, c'est-à-dire dans la connaissance des autres parties de son corps : visage, pieds, organes génitaux, car elles les saisissent et l'amènent à les faire siennes.
  II. L'appareil du toucher
1. Les récepteurs.
La main est par excellence le siège de la sensibilité superficielle et de ses modalités tactile, thermique, algique.
Au niveau de la paume de la main et de la face palmaire des doigts, les corpuscules du tact sont plus nombreux que partout ailleurs.
Dans l'épiderme, se trouvent les récepteurs tactiles. Les disques de Merkel sont composés d'une terminaison nerveuse aplatie, en forme de disque ou de cupule dont la concavité renferme une cellule.
Les terminaisons libres ramifiées et les corpuscules de Meissner, organites encapsulés en spirales sensibles au toucher appuyé, sont particulièrement nombreux au niveau de la paume de la main, de la plante du pied et des organes génitaux.
Dans le derme sont les récepteurs thermiques. Selon les données classiques, les sensations de chaud et de froid sont recueillies par des organites distincts : les corpuscules du froid seraient les corpuscules de Krause et les récepteurs du chaud les corpuscules de Ruffini. La sensibilité thermique est rudimentaire chez l'Homme ; elle n'intervient que dans les situations extrêmes. Elle joue par contre un rôle important chez certaines espèces animales.
Dans l'hypoderme se trouvent les récepteurs de pression : les petits corpuscules de Golgi-Mazzoni perçoivent les pressions légères, et les grands corpuscules en bulbe d'oignon de Paccini les fortes pressions.
L'attribution d'un mode particulier de sensibilité à un type de récepteur est classique, mais certainement excessive. Les corpuscules de Meissner, Ruffini, Krause, etc., se trouvent presque exclusivement au niveau de la face palmaire des doigts et des mains, de la face plantaire des orteils et des pieds, et au niveau de certaines jonctions cutanéo-muqueuses de la face et du périnée, ce qui n'empêche pas toutes les autres régions de la peau, bien que ne possédant que des terminaisons libres et des complexes de Merkel, d'être sensibles au tact, à la température et à la douleur. 
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On admet actuellement que chaque type de récepteur possède un seuil particulièrement bas pour un type donné de stimulus sensitif : tact pour les corpuscules de Meissner et les complexes de Merkel, chaleur pour les corpuscules de Ruffini, froid pour les corpuscules de Krause, pression et vibrations pour les corpuscules de Paccini, informations douloureuses pour les terminaisons libres, mais qu'il n'en a pas l'exclusivité. Leur finesse et leur précision dépendent moins de leur qualité que de l'intensité du stimulus et des capacités d'intégration et d'analyse des centres. La densité des différents points de sensibilité, tact, température, douleur sur la peau, est variable avec la région.
Il y a environ 2 000 terminaisons nerveuses par millimètre carré au niveau de la pulpe des doigts.
Un ou plusieurs types de points peuvent manquer : la luette n'a pas de points de chaud et de froid ; une région de la joue ne sent pas la piqûre et le froid ; l'extrémité de la verge n'a que des points de chaud et pas de points de froid.
Les Primates portent au bout des doigts des bourrelets dont le rôle est peut-être d'absorber les chocs. La peau de leur main, comme celle de l'Homme, est parcourue de minuscules crêtes qui forment des figures compliquées connues sous le nom de dermatoglyphes (dermo : peau, glyphe : sculpture). Ces crêtes épidermiques, appelées empreintes digitales, sont utilisées pour l'identité judiciaire : on a calculé qu'il faudrait en examiner 17 milliards pour en trouver deux superposables. Elles constituent un perfectionnement tactile car elles sont très richement innervées et assurent une meilleure adhésion à la surface touchée, comme les dessins des pneus à la route.
La main est aussi un organe de sensibilité profonde. Les très nombreux récepteurs sensitifs situés dans les pièces squelettiques, dans les articulations, dans les aponévroses, dans les muscles, dans les tendons, fournissent continuellement des renseignements sur la position de la main, sur ses moindres déplacements ; ils sont indispensables à la coordination de ses mouvements. La préhension ne serait pas précise, adaptée, automatique, sans les informations reçues aussi bien extéroceptives que proprioceptives. La palpation, qui associe la sensation et l'action, permet d'arriver à une meilleure connaissance.
2. Les voies de transmission et les centres de perception.
Les récepteurs transmettent aux premiers neurones, dits protoneurones, qui se trouvent dans les ganglions des nerfs et dont les axones pénètrent dans le système nerveux central où ils sont relayés par les deuxièmes neurones, dits deutoneurones.
Les deutoneurones de la sensibilité de la main sont situés dans la moelle cervicale. Ils constituent nous l'avons dit plus haut :
a) un point de concentration, car chacun recueille des stimuli de plusieurs protoneurones venus non seulement du membre supérieur, mais aussi du territoire viscéral.
Cette disposition explique le phénomène de la douleur rapportée, dont l'exemple le plus connu est la douleur d'origine cardiaque projetée non seulement sur la région précordiale mais aussi sur le bord interne du membre supérieur ;
b) le point de rencontre des deux voies sensitives dont les fonctions diffèrent.
L'une, dite voie rapide, a peu de relais synaptiques et transporte une information précise ; elle assure la discrimination tactile.
L'autre, dite voie lente, au contraire, polysynaptique, est un dispositif d'alarme qui transporte une sensibilité de nature nociceptive.
Le premier système joue un rôle inhibiteur sur le deuxième ; sa stimulation atténue toute sensation douloureuse. Les messages nociceptifs ne passent du protoneurone au deutoneurone que s'ils sont intenses et durables. L'action inhibitrice sur la douleur et sa transmission plus rapide du premier système sont illustrées par des constatations courantes : le frottement et le grattage stimulent la voie rapide et atténuent la douleur due à une piqûre ou à une irritation urticarienne ; la stimulation électrique des nerfs a un effet antalgique ; la neurostimulation transcutanée atténue de nombreuses douleurs.
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Les aires corticales primaires, dites somatosensitives, et secondaires dites somatopsychiques, de la sensibilité de la main sont situées sur la circonvolution appelée pariétale ascendante. L'étendue de la représentation de la sensibilité cutanée sur l'écorce cérébrale correspond à l'importance fonctionnelle et non pas anatomique des territoires : la main, et surtout le pouce et l'index, a une surface corticale supérieure à celle du tronc et des membres inférieurs. « Il y a trente muscles dans la main et elle est capable de faire mille actes », disait Hughlins Jackson.
Le singe anthropoïde possède par contre une représentation corticale du membre supérieur égale à celle du membre inférieur.
Chez les animaux quadrupèdes, les rongeurs par exemple, le territoire sensitif cortical le plus étendu correspond à la région péribuccale. Le voisinage sur les écorces cérébrales sensitive et motrice des territoires correspondant à la main et à la face est en rapport avec l'expression conjointe du langage, de la mimique et des gestes.
La latéralité par prédominance de l'hémisphère gauche chez les droitiers coïncide avec la situation à gauche du centre du langage parlé (centre de Broca). Le langage gestuel accompagne le langage parlé ; il l'a même probablement précédé.
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Toute connaissance de notre corps ou du monde environnant est précédée par une sensation. La connaissance de l'image de notre corps ou schéma corporel appelée somatognosie ne peut se développer qu'à partir des multiples expériences sensorielles et motrices au cours desquelles s'est inscrite dans la réalité la situation des différentes parties de notre corps et tout particulièrement de la main.
La reconnaissance par le toucher des objets ou stéréognosie est fondée sur les apprentissages antérieurs ; lorsque nous palpons un crayon par exemple, nous constatons, grâce aux aires sensitives primaires, sa forme arrondie, sa consistance, sa surface lisse, son poids, sa longueur... mais nous ne reconnaissons l'objet crayon et nous ne nous en servons que grâce à une aire corticale appelée stéréognosique située derrière les aires de la sensibilité et où sont stockés les souvenirs.
Une lésion cérébrale localisée à l'aire de la gnosie sensitive supprime, du côté opposé, la connaissance de la position des différents segments de notre corps (asomatognosie) et de la reconnaissance par la seule palpation des objets (astéréognosie). L'homme atteint de ce déficit peut faire la description fidèle des particularités physiques élémentaires : forme, poids, température... comme il le ferait d'un objet qu'il ne connaît pas, mais il ne sait pas dire son nom, ni s'en servir ; par contre, aussitôt qu'il le voit ou qu'il le met dans la main opposée, il le reconnaît, donne son nom et s'en sert.
  III. Le toucher et le réel
Partis des organes et des organites spécialisés situés en surface et en profondeur de notre corps, des influx sensoriels conscients ou inconscients déferlent continuellement sur notre écorce cérébrale. Ceux fournis par la peau et surtout par la main, chaleur, froid, rugosité, pression, douleur, etc., nous informent de la réalité physique.
La main va à la rencontre de la sensation et prend un contact direct avec les êtres, les éléments et les objets ; en cela, elle diffère des autres organes des sens qui captent des courants d'ondes émis à distance grâce aux cellules hautement spécialisées de la muqueuse nasale, de la rétine, de la cochlée.
La main se heurte à la résistance du monde réel. Toucher quelque chose est la meilleure façon d'être sûr de son existence. La vue découvre l'objet mais elle l'effleure ; la main le saisit et fournit l'évidence ; prendre est déjà comprendre.
Le toucher est le sens le plus « spécifiquement humanisé, le moins candide, le seul réaliste comme le savait Thomas et comme l'apprend très vite l'enfant ».
Alors même que nous sommes dans l'obscurité et le silence, la main se porte en avant, explore et nous informe sur notre environnement favorable ou hostile. I,'aveugle apprend à « voir » en exerçant la sensibilité des surfaces tactiles de sa main ; il apprend ainsi à lire l'écriture Braille faite de points en relief.
A partir du sens du contact purement physique, le mot toucher a étendu son acception aux répercussions psychiques et émotives. On est touché par une parole, un geste, un spectacle..., ce qui signifie qu'on est ému, attendri. « Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas. On s'en sert, on les remet en place, on vit au milieu d'eux, ils sont utiles et rien de plus. Et moi, ils me touchent, c'est insupportable. J'ai peur d'entrer en contact avec eux tout comme s'ils étaient des bêtes vivantes. »
1. La main sensitive
La main sensitive est un organe d'investigation de la réalité incomparable et irremplaçable. L'information tactile donne à la préhension sa précision et inversement la palpation renforce la sensibilité. la main glisse, frôle, caresse, soufflette, effleure, touche tâte, presse, comprime, pousse, manipule, soupèse, compte...
Par le toucher, la palpation et la manipulation, grâce à la synthèse terminale des sensations venues du système récepteur superficiel et du système récepteur profond, la main accède à la connaissance du monde extérieur. Le toucher léger fournit une sensation de contact et permet de porter un jugement sur les qualités d'une surface, sur ses accidents de relief : lisse, rugueuse, piquante, pointue, soyeuse, gluante, brûlante, froide...
Le toucher appuyé, la pression, apprécient la résistance, la consistance. La manipulation juge de la forme, du volume, du poids.
L'opposition de la pulpe du pouce à celle des autres doigts et en particulier de l'index assure une préhension fine. Là est l'origine de l'expression « connaître sur le bout des doigts ».
La caresse est marque de tendresse et d'amour ; elle joue un rôle indispensable dans la sexualité ; elle fait naître le désir, elle participe au plaisir.
L'évaluation extrêmement précise de la sensibilité de la main est indispensable, en particulier dans les cas de lésion d'un des nerfs. L'exploration est faite avec du coton, des crins ou de fines aiguilles munies de dispositifs permettant de graduer la pression (esthésiomètre). La densité des points de tact est très variable sur la surface cutanée ; elle est à son maximum au niveau de la pulpe des doigts et de la face palmaire de la main : 100 à 200 par centimètre carré, alors qu'elle est de 28 au poignet et de 5 sur la jambe. L'appréciation de l'intensité de l'excitation a son maximum de finesse au niveau des doigts et son minimum sur le dos.
L'acuité tactile, qui est la plus petite distance où deux contacts sont sentis séparés et que l'on mesure avec les deux pointes d'un compas, est de 1 mm à la pointe de la langue, de 3 à 8 mm à la pulpe des doigts et de 45 mm sur la poitrine ; cette différence correspond à la densité des points de tact.
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La surface cutanée dont la stimulation mécanique active un neurone cortical est d'autant plus petite que l'on se rapproche des extrémités distales d'un membre. Malgré l'acuité et la précision de la sensibilité tactile, une grande partie de ses stimulations peuvent rester inconscientes par adaptation.
Lorsque le contact est prolongé, la sensation diminue, puis disparaît ; note corps n'a plus conscience de ce qui le stimule en permanence : la pesanteur atmosphérique, la pression des zones de contact avec les corps solides ou avec les vêtements, l'attitude et le maintien postural des différents segments des membres. Nous ne sentons pas de façon permanente nos extrémités, la main « oublie » le gant et le pied la chaussure ; une concentration de l'esprit sur ces points est nécessaire pour en reprendre conscience. La sensibilité thermique ne mesure pas la température ; elle reconnaît seulement les variations de la température cutanée autour d'un niveau moyen.
Si l'on place pendant quelques minutes les deux mains l'une dans l'eau à 40°C, l'autre dans l'eau à 20°C, puis qu'on les plonge dans l'eau à 30 °C, l'une la trouvera chaude, l'autre la trouvera froide. Les sensations de froid et de chaud sont d'autant plus fortes que le corps est meilleur conducteur de chaleur, qu'il cède ou donne plus de chaleur à la peau : du métal, du marbre paraissent à température égale plus chauds ou plus froids que du bois. 
2. La main motrice
La main motrice est apte aux activités les plus délicates ; ses mouvements sont d'une infinie variété, parce qu'elle est pourvue d'une grande densité de récepteurs superficiels et profonds. Sans l'information tactile extéroceptive et proprioceptive, la préhension serait imprécise et inadaptée. « Il n'est d'art que de la main », disait Goethe. « Il n'est de métier... », pourrait-on ajouter. Les exemples ne manquent pas. La chirurgie (du grec kheir : main), l'horlogerie, la dactylographie (de daktulos : doigt), la couture (ne dit-on pas une « petite main », une « première main »), la musique..., exigent une grande précision des gestes. L'activité manuelle est une suite d'actions demi-conscientes ou demi-volontaires : après un apprentissage parfois long, les mains prennent la bonne position et exécutent automatiquement les successions de mouvements les plus complexes, les plus perfectionnés et les plus rapides. La volonté déclenche, et l'automatisme des séquences inscrites dans les rouages profonds de notre cerveau suit, réglé par des circuits qui vont de la périphérie aux centres et inversement. L'harmonie motrice de notre corps trouve son expression la plus élaborée dans les gestes manuels. Leur exécution se réalise sans que nous y prêtions attention. « Oublier son corps, c'est savoir s'en servir. » (S. Thieffry).
On le constate avec émerveillement dans l'écriture, les métiers manuels, les réalisations artistiques, les exécutions musicales et choréiques, les performances sportives. La sensibilité profonde et la motricité sont liées pour assurer rapidité et précision. Des contractures surviennent lorsque les muscles de la main font très souvent le même geste : crampe des écrivains, des musiciens (pianistes, guitaristes, violonistes. . .) .
Malgré le développement des technologies nouvelles, aussi sophistiquées soient-elles, la main et le geste gardent une importance primordiale. Les activités artistiques, toutes les créations avec la qualité émotionnelle qui s'y attache, sont autant de domaines où l'Homme s'épanouit. Technologie et main ne peuvent que se renforcer mutuellement. La technologie ne « démanuélise » pas ; elle n'appauvrit pas, elle donne au contraire à l'homme la liberté de choisir ses activités et de privilégier tout ce qui touche à l'art et à la créativité.
3. Les mains sont organes de communication.
Intimement liées à la parole, elles précisent, amplifient, par le geste les pensées et expriment les sentiments ; on se frotte les mains de joie, on les tord de désespoir ; elles trahissent, révèlent les états psychologiques ou émotifs. Volontaires ou involontaires, les gestes accompagnent la conversation, le discours.
Paul Valéry a écrit : « Les gestes de l'orateur sont des métaphores. » Les orateurs et les acteurs savent jouer de leurs mains ; le mime s'exprime grâce à elles ; le sourd-muet en fait un langage. Ce sont elles qui signifient le salut ; d'un pays à l'autre, d'une culture à l'autre, le code varie : poignée de main ferme ou molle, rapide ou prolongée, mains jointes et courbettes en Asie, « abrazos » sud-américains, « hello » nord-américain, baisemain.
Selon leurs positions et leurs mouvements les mains prennent une signification symbolique : les danses cambodgiennes ou siamoises s'expriment beaucoup par les mains. Les différentes positions des mains du Bouddha correspondent à des sens symboliques particuliers. Dans les jeux du cirque, le pouce de l'empereur romain dirigé vers le haut accordait la grâce, dirigé vers le bas décidait de la mort. Enfin la main prend des positions symboliques dans certaines circonstances religieuses (bénédiction) et politiques (poing fermé, salut fasciste, V de la victoire).
4. Les mains comme le visage révèlent la personnalité.
Après la mort, on réalise des moulages du visage et des mains. La physiognomonie analyse et classe les visages révélateurs du caractère. De nombreux traités, particulièrement à l'époque de la Renaissance, ont fait l'inventaire de leur diversité et de leur correspondance psychologique. Beaucoup de peintres ont interrogé leur visage et réalisé leur autoportrait.
La chirognomonie étudie les formes si variées des mains : larges ou étroites, allongées ou massives, lisses ou calleuses, blanches ou tannées, moites ou sèches, glabres ou velues... doigts effilés ou boudinés, longs ou brefs... ongles coniques, pointus, longs, courts, ronds, rectangulaires, plats ou bombés.
Est-il justifié, comme pour les visages, d'y chercher des correspondances mentales? « Regardez les mains », conseillait Stendhal. Faut-il y découvrir les instincts, les passions, les intentions, l'amour, la haine, le vice... ? Ne parle-t-on pas de « mains d'étrangleur » ?
La main porte en elle, dès la naissance, un potentiel morphologique et fonctionnel qui prédispose et que la pratique façonne ensuite. La forme et les aptitudes de la main ont d'évidentes corrélations : celles d'un prélat, d'un chirurgien ou d'un pianiste diffèrent de celles d'un maçon ou d'un agriculteur. Les stigmates de la vieillesse s'inscrivent sur les mains comme sur la face. On peut tenter de lire le passé sur les mains, mais certainement pas l'avenir comme le prétendent les chiromanciens...
Marcel Sendrail , dans un ouvrage sur la variété et la signification des formes, fait suivre le chapitre sur la « Science du visage » par un autre sur les « Signes dans la main ». « Les mains sont des êtres. Quand je vois les miennes devant moi s'affairer saisir, lâcher, sonder l'espace, tenter la matière, devancer la parole, nier ou attester, s'irriter ou consentir, quand je les vois ainsi perpétuellement à mon insu se compromettre et me compromettre, ne devrais-je pas les tenir pour des amies certes, mais pour de dangereuses amies, dont l'indépendance fait peur ? »
Les mains ont souvent inspiré les artistes et les écrivains. Des empreintes de mains trouvées sur les parois des grottes furent les premières manifestations de la peinture et du dessin : telles les mains fantômes et mutilées cernées de noir, de rouge, de jaune ou de blanc dessinées sur les parois de la grotte de Gargas dans le Commingeois il y a de 2 500 à 3 000 ans. Albrecht Durer (1471-1528) a dessiné avec détail des mains sur ses tableaux comme sur ses gravures et le Greco (1541-1614) a peint des mains fines et allongées ; deux éléments, dans ses portraits sont animés d'une vie extraordinaire : le regard et les mains. « Mains ailées », dit Unamuno qui célèbre en Greco « l'un des rares peintres artistes à nous enseigner que les mains sont beaucoup plus révélatrices que la parole ». J.A. Watteau (1684-1721) a peint des mains nerveuses très expressives... A. Rodin (1840-1917) a sculpté des mains fortes, noueuses ; la Main est symbole de la force créatrice divine, dans son oeuvre La Main de Dieu : au creux de la paume apparaissent Adam et Eve (1897). Au Moyen-Âge, Dieu est souvent représenté par sa main. Sur la voûte de la chapelle Sixtine, on peut voir la main du Tout-Puissant écarter les nues du temps et de l'espace, oeuvre de Michel-Ange.
Il y a 2 500 ans, Anaxagore a dit : « L'homme est intelligent parce qu'il a des mains. » J. Piveteau renversa la formule : « L'homme a des mains parce qu'il est intelligent. » Saint Thomas d'Aquin les met d'accord : « L'homme possède par nature la raison et la main. Cette raison raisonne mal si elle n'engage pas la main. Cette main travaille en vain si la raison ne s'engage pas dans son travail. » Dans l'évolution phylogénétique, la main et le cerveau ont progressé parallèlement de l'Homo habilis à l'Homo sapiens.
La main est en définitive ce qu'est le cerveau : elle ne travaille pas si le cerveau ne la dirige pas. Elle participe au développement du cerveau par les contacts qu'elle prend avec le monde extérieur. La complexité et la différenciation extrêmes de la musculature et l'enrichissement sensoriel exceptionnel de la main ont nécessairement été corrélatifs d'une modification des aires corticales motrices et sensitives ; leur étendue n'est proportionnelle ni avec le volume des muscles, ni avec la surface cutanée, mais avec le nombre et la variété des mouvements et avec la finesse des sensations. Les potentialités de la main sont innombrables et admirables.
Paul Valéry en a fait l'éloge dans son « Discours aux chirurgiens » : « Je me suis parfois étonné qu'il n'existât pas un " Traité de la main ", une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes. La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une collection d'instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une formule pour cet appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l'aveugle, parle pour le muet, se tend vers l'ami, se dresse contre l'adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet... ? Que sais-je ? Ce désordre presque lyrique suffit. Successivement instrumentale, symbolique, oratoire, calculatrice agent universel, ne pourrait-on la qualifier d'organe du possible, comme elle est d'autre part l'organe de la certitude positive ? »
24/08/95
Dr Lucien Mias

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