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Le
poids de la parole, la
cohérence
entre le discours et les pratiques,
la
générosité 6 pages
« En médecine comme
ailleurs, il y a des libertés d'un jour et des
siècles de servitude. Le carcan retombe et l'humanité
souffrante n'y gagne rien. Pour qu'il y ait progrès, il
faudrait que les médecins acquièrent une
très haute notion de leur devoir. C'est avoir foi dans une
évolution morale parallèle à
l'évolution technique de l'humanité que de
l'espérer.
Avoir foi dans l'avenir de l'humanité, c'est croire, en
notre domaine, que le médecin continuera de soigner ses
frères non seulement avec sa science, mais aussi avec son
coeur.
Ce mode d'exercice ne s'enseigne pas, il se vit.
» Paul
Milliez
- Mais
il faut signaler l'autre versant d'une médecine qui viserait
cette qualité, le versant de la prévention. En
effet, les soins palliatifs soulignent la place importante de la
vérité et de la "réconciliation avec
soi-même" dans une relation de soin. Ceci met en
évidence la nécessité pour un malade
d'avoir les moyens d'assumer sa propre responsabilité de
patient.
- Si
c'est à proposer de faire l'expérience de cette
attitude qu'aboutit la médecine à la
période ultime de la vie, on ne peut que souhaiter que cela
s'inscrive dans la cohérence d'une médecine qui,
à tout âge de la vie, aurait comme souci premier
de promouvoir la responsabilité et l'autonomie de ses
patients. Si tel n'était pas le cas, il faudrait alors
s'interroger sur une pratique mettant au centre la
problématique de l'advenue à l'autonomie des
hommes au moment même de leur proche disparition.
- Ce sont les
valeurs qui façonnent la culture, le visage de la
société et finalement, la personne
elle-même.
- Les valeurs
constituent la conscience de chacun, la nature des relations
interpersonnelles mais aussi la manière dont les hommes se
perçoivent, leurs objectifs dans la vie et la
finalité de la vie elle-même. Elles influencent la
façon dont la personne agit ou réagit.
- " L'attachement aux
valeurs " ou le " rejet des valeurs " résultent
dés lors d'un choix fondamental quant au sens à
donner à son existence.
- Le grand
problème d'aujourd'hui.
- Beaucoup ne
disposent pas d'une base éthique, d'une
référence de discernement. Pour eux, les valeurs
ne reposent plus sur une assise ou, en tout cas, sur une assise solide.
- Cette absence
d'assise est à l'origine de la crise éthique
actuelle. La multitude différenciée des
impressions et des opinions, le rythme rapide de l'existence, le
développement technocratique, les solutions de
facilité dans la recherche d'un bien être
matériel, entraînent une banalisation des valeurs,
une indifférence éthique.
- Quand on nous parle
aujourd'hui d'un retour de la morale, on risque d'entendre la
paraphrase d'un slogan politique malheureux : au secours, la morale
revient.
- C'est le mot qui
revient, mais son contenu a changé sous l'effet de
l'histoire et sous le coup des critiques. Les discours ont
été impuissants à tuer ce qui est un
ressort très profond de l'homme. Mais ils auront
peut-être contribué à nettoyer la
morale de ses impuretés bourgeoises.
- Pour une morale
sans haine basée sur des valeurs d'humanitude
- La morale future
peut s'organiser autour de trois principes fondamentaux : le poids de la parole, la
cohérence entre le discours et les actes, la
générosité.
- Ces trois
concepts font système car ils résument
l'essentiel de nos désirs face à l'autre. Ils
inspirent ce que Kant appelait "le respect" et ils ont assez
d'universalité pour intégrer des concepts que
nous admettons sans toutefois les avoir assez fondés.
- On donne
souvent un tour moral à de simples règlements
intérieurs
ou déontologies qui méritent sans cesse
d'être confrontés à de plus hautes
exigences, dites morales. Pour nous engager dans cette voie nous avons
à retenir tout ce pour quoi la morale bourgeoise a
prêté aux pires dérisions et critiques.
- En premier lieu, il
nous faut, sans conteste, supprimer toute
référence essentielle aux choses du sexe.
- Certes, elles n'échappent pas aux
effets de la morale, comme tout ce dans quoi s'engage l'homme, mais
elles ne sauraient ni être au principe ni produire une
focalisation (on pourrait dire une obsession) particulière.
Il est essentiel que nous rompions avec la tradition qui nous fait
qualifier d'immorale la vie de don Juan, la santé de Carmen
ou la performance de Casanova.
- En second lieu, toute connivence avec l'ordre social doit
être balayée.
- L'interrogation morale ne peut partir d'un
ordre tel qu'il est : l'entreprise répète cette
erreur lorsqu'elle nomme éthique ce qui assure sa
performance sur le long terme.
- La vraie morale
reste indifférente aux belles machines, et son
rôle n'est pas de huiler des rouages ni d'apporter sa
contribution au fonctionnement d'une organisation.
- Toute morale
née de l'ordre est un ordre donné par cet ordre,
étouffant les critiques et le doute.
- L'interrogation
morale, au contraire, tire sa légitimité de la
conscience dans sa relation aux autres consciences ou dans son regard
du Visage d'Autrui : elle ne consacre aucune puissance, aucun pouvoir,
aucun territoire. Les repères qu'elle donne aux hommes sont
des nÏuds d'où surgissent des interrogations, des
frontières à partir desquelles on
soupçonne et se soupçonne, une
démarcation dont on cherche la ligne.
- Sans doute
est-il de bonne guerre pour certains de chercher à
satisfaire notre exigence morale avec ses souvenirs, dans la nostalgie
des interdits et des autorités. Telle est la tentation
réactionnaire qui ne manquera pas d'apparaître
dans ces temps qui courent, et qui, déjà, entame
son discours pétri dans le sang de la détresse
humaine, dans le virus du sida.
Troisième
condition qui
est peut-être encore plus urgente car elle
prévient les deux autres : la morale devra éviter la haine.
- Dans sa
généalogie de la morale, Nietzsche nous a légué une
analyse décisive et appris une vérité
: la morale commune était habitée par la haine.
Elle n'en était pas entièrement
pénétrée, mais la laissait affleurer
au détours de ses accusations et au fronton de ses
inhibitions.
- Durant des
siècles la morale a été
animée de façon essentielle, par le ressentiment,
par le plaisir d'accuser, par « la haine vindicative de l'impuissance » Nietzsche.
- Il manquait
à la bonté d'être positive : elle
s'exhibait avant tout dans la haine de la
méchanceté. « Tu es méchant
donc je suis bon. »
- Ainsi
Nietzsche résumait-il le raisonnement des faibles, toujours
avides de mépriser les êtres capables de faire
tout ce pour quoi ils ne se sentent pas assez forts. Même au
cÏur des dénonciations les plus vertueuses de la
corruption, n'y aurait-il pas ce ressentiment très vil de
l'impuissance ?
- Dès
qu'elle prend un visage haineux, dès qu'elle
suggère le bourreau, elle se disqualifie comme morale. Tel
était précisément le cas des discours
qui s'obnubilaient sur le sexe ou sur l'ordre social. Ils
étaient surtout stimulés par une peur, toujours
mauvaise conseillère. On ne rassemble pas dans la haine mais
dans son contraire, qui l'ignore, superbement.
- En nous
débarrassant de cette morale accusatrice qui ne sait que
nier, dénoncer, en somme hurler avec les loups, nous
arracherons la mesquinerie et la petitesse qui pesaient sur tous nos
actes. Cette morale était négative dans son
principe, dans l'avenir elle sera positive, affirmative, ou ne sera
pas.
- L'exigence de
morale est aujourd'hui une exigence de paix.
- Si Nietzsche
admirait le Christ, c'était pour
révérer en lui le créateur de valeurs
actives, affirmatives. Kant et le Christ se rejoignent : l'un qui
entamait son grand ouvrage moral par le concept de «bonne
volonté », comme paradigme de la conscience
rationnelle commune de la moralité ; l'autre qui, dix-huit
siècles plus tôt, affirmait: « Paix sur
la terre aux hommes de bonne volonté. »
- La morale
future peut s'organiser autour de trois principes fondamentaux : le poids de la parole, la
cohérence des discours et des actes, la
générosité.
- Ces trois concepts
font système car ils résument l'essentiel de nos
désirs face à l'autre. Ils inspirent ce que Kant
appelait "le respect".
- La parole
d'abord.
- C'est le
principe de la relation entre tous les hommes. L'écrit reste
ponctuel, somme toute assez rare, tandis que nous parlons sans cesse
à autrui. Dans chaque existence, nous bavardons, discutons,
dialoguons du pire et du meilleur.
- Mais
"donner sa parole",
est un engagement qui prend une signification beaucoup plus forte. La
langue française rend bien compte du poids de la parole.
Elle s'associe immédiatement à l'honneur ; elle
se donne et se tient. Chacun apprécie l'autre qui n'en a
qu'une. Lui redonner tout son sens, c'est restaurer la confiance et
donner un poids de principe aux relations avec les hommes.
- Un monde
sans "parole" est un monde profondément
démoralisé car nous en avons besoin pour
étayer nos espérances et notre
solidarité. Nous ne devons plus nous contenter
d'écrire et d'attendre les signatures au bas de contrats
validés par des hommes de loi ou des agents de la force
publique. Leur invasion est la fin de la morale.
- Si nous
examinons le discrédit du politique, nous y retrouverons
pour une bonne part cette protestation contre une parole qui se
dénude de sens.
- La
cohérence entre le discours et les pratiques.
- «
Dire, c'est faire ». Ainsi agit le Maire en disant:
« Je vous déclare unis par les liens du mariage
». Il faut donc, avec attention, considérer la
parole comme un acte.
- La parole en jeu
est celle qui engage les hommes les uns vis-à-vis des
autres. Il faut pour cela que l'émetteur et le
récepteur (comme on dit dans la communication),
c'est-à-dire deux hommes, aient le sentiment de cet
engagement.
- La parole,
en ce sens, est un acte généreux : elle nous implique et, dans son
engagement, nous fait donner quelque gage. Car notre
société et nos consciences manquent surtout de
générosité.
- Le seul qui en
ait fait le centre de son Ïuvre est Descartes, justement lui, qu'on dénonce
d'ordinaire comme d'une rationalité un peu
demeurée. Le Traité
des passions
l'aborde : « N'estimer
rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de
mépriser son propre intérêt pour ce
sujet. » On
ne s'étonnera pas de le trouver aujourd'hui repris, dans des
contextes divers, par Michel
Serres ou Emmanuel Levinas,
avec simplicité. La
générosité demeurait trop marginale
dans la morale jadis.
- La
générosité est
nécessairement absente des éthiques en vogue.
- Les
éthiques sont d'avares placements de pères de
famille.
- Nous y
confondons la moralité avec le calcul, l'intelligence et,
souci majeur, l'image: « Ce n'est pas pour la montre que notre
âme doit jouer son rôle » Montaigne.
- On voudrait
éviter la prise de risque en nous proposant une morale de
comptable : à l`actif, l'image et le long terme ; au passif,
quelques sacrifices sur le court terme.
- Or toute
morale nouvelle ne peut échapper à la
responsabilité essentielle de tout être,
c'est-à-dire au risque et aux multiples épreuves
dans lesquelles nous engage notre liberté.
- La générosité nous attend au tournant de cette morale
qu'il faut appeler par son nom sans craindre, comme l'écrit Levinas,
que « cela
fasse rire la société
évoluée », confondant le
simple et le simplet. Le concept de
générosité est
générique: dans sa forme comme dans son contenu,
il engendre les autres concepts et toutes les pratiques qui en
découlent.
- Généreux
comme concept par tout côté qu'on l'aborde :
« Nous
n'avons pas besoin de philosophie grandiose pour savoir, dès
le jeune âge, que la
générosité n'a pas
d'équivalent dans les vertus de qualité haute.
Aussi bien, le mot qui la désigne exprime l'engendrement ;
non que le généreux soit né,
seulement, ou gentil au sens de la noblesse, mais parce que le
versement d'un flux précieux hors de soi même ou
commence les deux seuls actes qui vaillent, la production des
Ïuvres et l'amour, qui quelquefois procrée la vie.
Mère ou père d'un autre, le munificent
crée ou le généreux vivifie alors que
l'avare meurt, au sens exact, de saisissement. Seuls les prodigues
produisent et nous ne naissons qu'à mesure de dons » Michel Serres.
- Le concept
de générosité mérite un
sort particulier. Il dit la dépense contre
l'économie, l'ouverture contre la clôture, le flux
contre les vannes.
- Celui qui
interroge la terre, en ses semailles, dit le sol «
généreux » quand il lui
répond. Un tempérament
généreux mesure mal ses efforts,
évitant d'être parcimonieux dans ses engagements.
Il peut errer, mais, dit encore ailleurs Michel Serres, «
comme l'être et le néant, le mal et le bien se
mesurent par le petit et le grand ».
- Dans les
concepts qui courent dominent des maîtres mots antiracisme,
droits de l'homme. Nous
avons à les reprendre dans l'ordre des choses et dans
l'ordre des raisons.
- C'est en partant du
Visage de l'Autre, dans sa concrétude proche, que je peux
légitimement penser au lointain. Dans l'ordre des raisons
lui-même, l'antiracisme est bien de nature morale, mais il
demande à être porté par une ambition
plus haute que la seule haine de tous les racistes. En
évacuant la morale, nous avons oublié le Visage
d'Autrui, comme le répète sans cesse Emmanuel Levinas depuis quelques années.
- Avant de
considérer des terres étrangères, il
faut envisager le plus proche. La modalité de la
proximité réside dans la
responsabilité, mais une responsabilité qui ne
peut se réduire au champ de l'intervention
économique: « La rencontre d'autrui est
d'emblée ma responsabilité pour lui. »
- L'entreprise
n'est qu'un lieu particulier dans lequel se vit cette rencontre.
Qu'elle édicte en son sein des règlements
intérieurs relève du droit de chaque organisation
à l'intérieur de son propre espace de pouvoir.
- La morale qui sera la
nôtre demeurera à hauteur d'homme. Être
responsable, c'est donner une réponse qui s'appelle
générosité; elle ressemble
à cette « petite bonté »
qu'évoquent ensemble Levinas
et Grossman.
« Vertu
enfantine, n'allant que d'homme à homme, sans traverser les
lieux et les espaces où se déroulent les
événements et forces ».
- Nous sortirons ainsi
du narcissisme dévastateur que produit une mauvaise
psychanalyse : à se regarder et s'ausculter sans cesse,
à se demander « si l'on va bien ou mal
», on oublie que le bien et le mal sont d'autres
catégories, d'un autre ordre.
- La
générosité peut être notre
repère nouveau,
comme le sortir de soi qu'elle implique de
génération en génération,
comme le don dénué de stratégie.
- La
générosité s'apprend. Elle se nourrit mal des seuls exemples
héroïques : d'une part, ils sont toujours suspects
de leur souci d'une image positive ; d'autre part,
l'éducation morale ne doit pas faire appel à
l'imitation, servile et dangereuse, qui n'est pas la méthode
d'un homme libre.
- La
générosité a grand besoin de
l'apprentissage scolaire.
- L'ancienne
morale, répudiée, passait par l'art de faire
honte, et les leçons en sont perdues tant cette technique
choque notre temps: il nous faudra des leviers plus positifs,
au-delà de la menace.
- Nous pouvons
déjà en avoir quelque idée : depuis
bien longtemps, les parents et les éducateurs se satisfont
de voir leurs ouailles se dépenser. C'est dans cette voie
qu'il nous faut aller : se dépenser, se donner du mal, c'est
bien, pense-t-on à juste titre; c'est toujours se
démener, c'est-à-dire s'éduquer, comme
le confirme l'étymologie.
- Se
démener est d'ailleurs un joli mot,
privilégié, puisqu'il existe seulement sous la
forme pronominale et dit bien la part du sujet dans la
dépense.
- La
générosité peut ainsi se vivre
dès l'école, dès l'enfance, mais elle
n'est pas la fatalité d'une jeunesse trop
flattée, censée en avoir l'intuition
immédiate. Car la
générosité passe avant tout par une
exigence toujours recommencée qui ne s'inscrit pas dans un
âge de la vie. On y peut prendre du plaisir, comme le
soulignait Kant du devoir accompli. L'école est, en droit,
un cercle vertueux de générosités qui
s'alimentent les unes les autres. Y parler de morale permettrait d'y
reconnaître le bien qui exige d'être
nommé. Généreux, le
biennommé.
- Les
médias aussi sont nécessaires: la
générosité, pour être
commune, doit être communiquée. Nous ne saurions
faire l'impasse sur les grands moyens de communication.
- La
télévision privée, pour sa part,
souffre d'un saisissement viscéral : elle craint toujours de
distribuer trop, de « voler trop haut », d'offrir
de l'excès quand on se satisferait de soap opera.
L'institution privée ne peut combler notre attente car elle
n'a pas en charge cette communication sans laquelle toute morale nous
échappe, faute de consensus nécessaire. Il n'y a
aucune raison d'attendre des chaînes privées
qu'elles s'acquittent des missions qui ne sont pas les leurs (les leurs
sont ailleurs). Il faut de bons commerçants, mais aussi
d'autres hommes qui pensent et diffusent au-delà du profit
des annonceurs en droit d'obtenir ce qu'ils payent.
- Des
chaînes authentiquement publiques pourraient s'assigner des
missions à la hauteur des hommes et des citoyens que nous
sommes.
- Dans la
mesure où les grands médias publics font
aujourd'hui une grande partie de notre lien social, il est
décisif qu'ils répondent à de
généreuses exigences sans se contenter de
répercuter des notions ambiantes.
- Elle
pourrait par exemple nous apprendre à comprendre les autres,
prochains et lointains, à les regarder au-delà du
plaisir sadique et de l'émotion visuelle : la
générosité commence par un regard
détourné de soi-même et se cultive dans
cette occupation du temps.
- La morale, avec
son acception périmée, demeurait dans l'opprobre,
en évoquant la censure.
- La
générosité en est tout le contraire :
elle substitue la pléthore au défaut,
l'excès à la coupure. Elle ne se
réduit guère à l'espace d'un
Téléthon, sur l'unique affirmation :
«Vous êtes tous formidables.» Une
chaîne peut être de galère comme de
solidarité.
- Bibliographie
- A.
Etchegoyen, La valse des éthiques , François
Bourin, Paris, 1991, 244 p.
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